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la rivière des songes

anglais et veut être obéi. Édith avait donc tout appris, si ce n’est la manière d’être heureuse, et possédait tout, si ce n’est le bonheur. Chacun sait la liberté d’action accordée aux jeunes Anglaises. Plus que toute autre encore, Édith était son unique maîtresse, M. Polwis ne s’étant réservé que le droit d’obéissance aux moindres caprices de sa fille : mais les gros livres de sciences, les soirées solitaires autour de la table à thé, en compagnie de son père, de M. John Wood, son cousin, et de trois ou quatre banquiers et négociants, n’étaient pas de nature a lui faire de la vie un paradis. D’un autre côté, la femme si inférieure à l’homme en ce sens, a l’invincible besoin d’un échange d’affections humaines ; la terre est vide si l’être vivant en disparaît ; elle ne voit le monde extérieur qu’à travers son amour, et la solitude lui pèse comme un néant. Il est sans doute des exceptions à cette règle ; mais qu’elles sont rares ! Édith était femme par excellence, ce qui expliquera pourquoi elle ne se réfugiait pas dans l’admiration de la forte et belle nature qui l’entourait. L’heure où elle devait la comprendre n’était pas venue. En attendant, elle allait se mourant d’un mal insaisissable. Ses yeux s’alanguissaient, ses joues se revêtaient d’une blancheur mate ; une ombre descendait sur elle et l’enveloppait comme d’un linceul. M. Polwis en eût maigri, s’il n’avait pris depuis longues années la nutritive habitude de manger trois livres de