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mon premier amour en prose

Le pauvre diable de commandeur noir fit soulever sa maîtresse à la hâte, et allait se remettre en route ; mais je descendis de cheval, je l’arrêtai, puis je m’approchai du manchy et je demandai à la plus ravissante tête de femme que j’aie vue et que je verrai jamais :

— Madame ou mademoiselle, veuillez avoir la bonté de me dire si la voix que je viens d’entendre est bien la vôtre ?

— Que vous importe ! répondit l’horrible accent en déchirant des lèvres de corail. Laissez-moi passer, monsieur. Quant à Louis, il aura ce soir ses vingt-cinq coups de chabouc !

Je pris une pose grave et triste, j’étendis la main vers cette perle de la nature matérielle qui ne renfermait pas d’âme ; et je dis :

— Madame, je ne vous aime plus ! —

Elle me répondit par un éclat de rire strident, et s’éloigna portée par ses noirs. Quant à moi, je remontai à cheval et je poursuivis ma course sans but désormais. Trois jours après, j’étais à la cime du Grand-Bénard, des forêts de calumets nus à mes pieds et l’immensité autour de moi. Là, je pleurai la fuite de mon premier amour en prose, que j’écrivis en vers sur le tronc d’un ébénier blanc. Puis je descendis vers Saint-P… et le dimanche suivant, la chaussée plantée de tamarins et de bois noirs à touffes blanches me revit