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Page:Leconte de Lisle - Contes en prose, 1910.djvu/83

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la mélodie incarnée

et une face pâle ; un peu triste et fort sauvage, mais d’un caractère placide. Samuel n’avait qu’une manie incurable, c’était de jouer du violon toutes les nuits, de façon à exciter d’énergiques réclamations de la part de ses voisins, et de permanentes émeutes sur les gouttières ; mais, sauf ce grave défaut, ses habitudes étaient si tranquilles et si inoffensives, qu’on usait envers lui d’une grande indulgence. Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, il se promenait régulièrement dans sa chambre, les mains dans les poches et les yeux en terre ; et, tout en marchant, déjeunait et dînait d’un petit pain et d’un verre d’eau. À la nuit close, un vénérable et poudreux stradivarius était décroché de la muraille, et quatre boyaux de mouton commençaient à grincer lamentablement sous le crin de l’archet. — Quelle musique c’était ! — Tout cela sifflait et miaulait, les notes convulsives s’y prenaient aux cheveux en râlant de désespoir. Quant à l’artiste, le sang lui empourprait le visage, la sueur inondait ses joues, et des soubresauts nerveux agitaient tout son corps. Après trois ou quatre heures de ce laborieux exercice, il déposait son violon dont les cavités gémissaient encore, se frappait le front avec une profonde tristesse et se couchait en soupirant. — Verse à boire, Jacques. Merci ; je fume trop, le tabac me dessèche. Passe-le-moi, Carl. — Bref, il n’y avait aucune raison pour que la vie de Samuel changeât d’allure.