Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/257

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n’avons même pas le privilège d’un goût inférieur au goût général ; nous sommes au niveau de l’inintelligence universelle.

Une telle célébrité, débordant nos frontières et acclamée par des peuples dont pas un ne nous aime et dont plusieurs nous détestent cordialement, démontre assez, ce me semble, que le patriotisme de Béranger n’entre pour rien dans l’admiration incompréhensible qu’on lui voue. Les raisons de cette admiration sont de trois sortes : les idées appartiennent au fonds commun ; la langue dans laquelle elles sont exprimées n’a point de caractère propre ; les vers différent peu de la prose courante et sont incolores, sourds et mal construits. Il n’en faut pas davantage pour n’irriter personne et se faire comprendre de tous.

Je me résume donc. Béranger n’est ni un poète national ni un grand artiste. Il avait les qualités solides et modérées d’un « honnête homme qui aime son pays » ; mais les sentiments patriotiques, très vénérables en eux-mêmes, sont impuissants à créer un poète, impuissants à enseigner le génie de l’Art, qui ne se communique ni ne s’acquiert. L’amour de la patrie, le dévouement à la liberté, ont produit des actes héroïques dans toutes les races et dans tous les siècles ; qui en doute et qui ne s’en émeut ? Mais outre que le célèbre chansonnier n’a commis, que je sache, aucune action héroïque, l’Esprit souffle où il veut, et les mystérieux trésors de la Poésie ne sont pas le salaire obligé des vertus morales.

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