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POÈMES BARBARES.

Ne laissant que le sable aride et le rocher
Où je vis la rosée et l’ombre s’épancher.
Les cités, de porphyre et de ciment bâties,
S’écroulaient sous mes yeux, pour jamais englouties ;
Les tempêtes vannaient leur poussière, et la nuit
Du néant étouffait le vain nom qui les suit,
Avec le souvenir de leurs langues antiques
Et le sens disparu des pages granitiques.
Enfin, seigneur Abbé, germe mystérieux
De siècle en siècle éclos, j’ai vu naître des Dieux,
Et j’en ai vu mourir ! Les mers, les monts, les plaines
En versaient par milliers aux visions humaines ;
Ils se multipliaient dans la flamme et dans l’air,
Les uns armés du glaive et d’autres de l’éclair,
Jeunes et vieux, cruels, indulgents, beaux, horribles,
Faits de marbre ou d’ivoire, et tantôt invisibles,
Adorés et haïs, et sûrs d’être immortels !
Et voici que le temps ébranlait leurs autels,
Que la haine grondait au milieu de leurs fêtes,
Que le monde en révolte égorgeait leurs prophètes,
Que le rire insulteur, plus amer que la mort,
Vers l’abîme commun précipitait leur sort ;
Et qu’ils tombaient, honnis, survivant à leur gloire,
Dieux déchus, dans la fosse irrévocable et noire ;
Et d’autres renaissaient de leur cendre, et toujours
Hommes et Dieux roulaient dans le torrent des jours.

Moi, je vivais, voyant ce tourbillon d’images
Se dissiper au vent de mes ailes sauvages.