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LE CORBEAU.

— Roi des Anges, seigneur Jésus, mon divin Maître !
Dit le Moine, liez la langue de ce traître !
Aussi bien il blasphème et raille sans merci.
— Pieux Abbé, ne vous irritez point ainsi :
Songez que n’étant rien qu’un peu de chair sans âme,
Je ne puis mériter ni louange, ni blâme ;
Et que, si je me tais, vous conduirez demain
Cent mille moines, casque en tête et pique en main.
Ce seront de fort beaux guerriers dans la bataille,
Qui verseront un sang bénit à chaque entaille,
Et, morts, s’envoleront sans tarder droit au ciel ;
Car, selon vous, Rabbi, c’est là l’essentiel.
— Va ! Dit Sérapion, Dieu sans doute commande,
Pour expier mes lourds péchés, que je t’entende.
Parle donc, et poursuis sans plus argumenter,
Car le temps du salut se perd à t’écouter.




— Maître, les jours passaient ; et j’avançais en âge,
Ivre du sang versé sur les champs de carnage,
Toujours robuste et fort comme au siècle lointain
Où sur les sombres eaux resplendit le matin.
Et les hommes croissaient, vivaient, mouraient, semblables
À des rêves, amas de choses périssables
Que le vent éternel des impassibles cieux
Balayait dans l’oubli morne et silencieux ;
Et les forêts germaient, et rentraient dans la boue
Leurs troncs écartelés où la foudre se joue,