Page:Leconte de Lisle - Poèmes barbares.djvu/289

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
279
LE CORBEAU.

Je volai vers la croix ; mais, hélas ! ce fut tout.
Un spectre éblouissant, pareil à ce grand Ange
Qui du monde jadis purifiait la fange,
Et dont l’éclat me fit tomber inanimé,
Abrita le Dieu mort de son bras enflammé ;
Et comme je gisais sur la pierre brûlante,
Je l’entendis parler d’une voix grave et lente.
Et cette voix toujours m’enveloppe, ô Rabbi :
— Puisque l’Agneau divin désormais a subi,
Plus amers que le fiel et la mort elle-même,
Et l’ineffable outrage et l’opprobre suprême
D’exciter ton désir en horreur au tombeau ;
Puisque tout est fini par ton œuvre, Corbeau !
Tu ne mangeras plus, ô bête inassouvie,
Qu’après trois cent soixante et dix-sept ans de vie. —
Et son souffle me prit, comme un grand tourbillon
Fait d’une feuille morte au revers du sillon,
Et me jeta, le corps sanglant, l’aile meurtrie,
Du morne Golgotha par delà Samarie.
— Cet Ange, dit le Moine, était assurément,
En ceci, beaucoup moins sévère que clément.




— C’est un supplice étrange et sans nom que de vivre
De ce qui fait mourir ! quand la faim vous enivre
Et vous mord, furieuse, au ventre, que de voir
Quelque festin royal où l’on ne peut s’asseoir,
Et d’errer sans repos entre mille pâtures,
Pour y multiplier sans trêve ses tortures !