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POÈMES BARBARES.

Les dix doigts dans la viande écharpée, aspergeant
De sauces et de vin leurs faces et leurs ventres,
Semblaient autant de loups sanglants au fond des antres.
Derrière ces goulus, non moins empressés qu’eux,
Convers et marmitons, avec les maîtres queux,
Les caves où cuisaient les choses étant proches,
Comblaient les plats vidés, dégarnissaient les broches,
Allant, venant, courant, suant, vrai tourbillon
De diables tout mouillés des eaux du goupillon.
Quelque moine alourdi tombait par intervalle
À la renverse, avec la cruche qu’il avale,
Et les autres riaient de ses gémissements,
Et l’ensevelissaient sous les reliefs fumants.

Mais j’ai vu que le sire Abbé, droit sur son siège,
Bouche close, au milieu du fracas qui l’assiège,
Sous son capuchon noir, ainsi qu’un étranger,
Oyait et regardait, sans boire ni manger.
Or, prenant en souci ce jeûne et ce silence,
J’ai vu ses yeux, aigus comme des fers de lance,
Qui tantôt reluisaient à travers ses cils roux,
Et s’emplissaient tantôt d’ombre comme deux trous.
De sorte que, la bande étant à bout de forces,
Les uns, tels que des troncs qui crèvent leurs écorces,
Faisant craquer la peau trop pleine de leurs flancs ;
Les autres, à demi noyés, les bras ballants,
La tête sur la table, et la langue tirée,
Pareils à des pourceaux repus de leur curée ;