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POÈMES BARBARES.


Depuis bien des étés, bien des hivers arides,
Assis au seuil de l’antre et comme enseveli
Dans le silencieux abîme de l’oubli,
La neige et le soleil multipliaient ses rides :
L’ennui coupait son front d’un immuable pli.

Parfois Seth lui disait : — Fils du Très-Haut, mon père,
Le cèdre creux est plein du lait de nos troupeaux,
Et dans l’antre j’ai fait ton lit d’herbe et de peaux.
Viens ! Le lion lui-même a gagné son repaire. —
Adam restait plongé dans son morne repos.

Un soir, il se leva. Le soleil et les ombres
Luttaient à l’horizon rayé d’ardents éclairs,
Les feuillages géants murmuraient dans les airs,
Et les bêtes grondaient aux solitudes sombres.
Il gravit des coteaux d’Hébron les rocs déserts.

Là, plus haut que les bruits flottants de la nuit large,
L’Hôte antique d’Éden, sur la pierre couché,
Vers le noir Orient le regard attaché,
Sentit des maux soufferts croître la lourde charge :
Ève, Abel et Qaïn, et l’éternel péché !

Ève, l’inexprimable amour de sa jeunesse,
Par qui, hors cet amour, tout changea sous le ciel !
Et le farouche enfant, chaud du sang fraternel !…
L’Homme fit un grand cri sous la nuée épaisse,
Et désira mourir comme Ève et comme Abel !