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Page:Lectures romanesques, No 136, 1907.djvu/18

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J’ajoute seulement que mon ami a ses entrées au Louvre à toute heure.

Le gouverneur Guitalens tressaillit.

— La personne qui doit lire la lettre habite donc le Louvre ?

— Elle y habite !

— Le nom de cette personne !

— Vous le saurez tout à l’heure.

Guitalens réfléchit une minute. Le prisonnier répondait avec une telle franchise ou plutôt avec un tel aplomb qu’un commencement d’inquiétude vague se glissa dans l’esprit du gouverneur.

— C’est bien, reprit-il. Maintenant, voulez-vous dire ce que contenait la lettre ?

— Avec plaisir, monsieur de Guitalens, fit tranquillement Pardaillan. Mais il vaudrait mieux que je vous dise cela seul à seul… Vous m’en pouvez croire…

Le gouverneur jeta un rapide regard sur le prisonnier, et l’inquiétude s’accentua en lui. Mais il reprit avec la même sévérité :

— J’exige que vous parliez à l’instant.

— Soit donc, monsieur ! J’ai simplement écrit à la personne en question qu’un soir, il n’y a pas longtemps, je me trouvais dans une auberge de Paris…

— Une auberge ! fit sourdement Guitalens.

— Une auberge qui se trouve rue Saint-Denis…

— Silence ! gronda le gouverneur en pâlissant.

— Et où vont boire des poètes… et autres personnages… continua Pardaillan en élevant la voix.

Guitalens devint livide.

— Prisonnier, interrompit-il d’une voix tremblante, m’assurez-vous que votre lettre est assez grave pour que nous en parlions seul à seul ?

— C’est un secret d’État, monsieur, fit gravement le chevalier.

— En ce cas, il vaut mieux en effet que je sois seul à vous entendre.

Il se retourna et fit un geste.

Soldats et geôliers sortirent à l’instant. Guitalens les accompagna jusque dans le corridor.

— Plus loin ! plus loin ! leur dit-il.

— Mais, monsieur le gouverneur, observa un geôlier, si cet homme a de mauvaises intentions ?

— Oh ! il n’y a pas de danger ! répondit fiévreusement Guitalens. Et d’ailleurs, il s’agit d’un secret d’État ! Le premier qui approche de cette porte, je le fais jeter dans un cachot !…

Les gardes se retirèrent en toute hâte.

Guitalens rentra dans le cachot, ferma la porte pour plus de précaution et marcha vivement à Pardaillan. Il tremblait de tous ses membres. Il voulait parler : aucun son ne sortit de sa gorge…

— Monsieur, dit le chevalier, je ne dois pas vous surprendre beaucoup en vous apprenant que la personne à qui est destinée ma lettre…

— Plus bas ! plus bas ! supplia Guitalens.

— C’est le roi de France ! acheva Pardaillan.

— Le roi !… murmura le gouverneur en s’effondrant sur l’escabeau.

— Maintenant, si vous tenez à savoir ce que j’écris à Sa Majesté, j’ai fait un double de ma lettre à votre intention ; ce double, le voici. Lisez-le.

Pardaillan tira de son pourpoint le papier sur lequel il avait écrit la veille et le tendit au gouverneur.

Celui-ci le saisit en donnant tous les signes d’une terreur extraordinaire.

Il parvint enfin à le déplier, le lut, ou plutôt le parcourut d’un seul regard et poussa alors un gémissement d’épouvante.

Voici ce que contenait le papier :

« Sa Majesté est prévenue qu’il y a contre elle complot d’assassinat. MM. de Guise, de Damville, de Tavannes, de Cosseins, de Sainte-Foi, de Guitalens, gouverneur de la Bastille, conspirent pour tuer le roi et faire sacrer à sa place M. le duc de Guise. Sa Majesté aura la preuve du complot en faisant mettre à la question le moine Thibaut, ou M. de Guitalens, l’un des plus acharnés. La dernière réunion des conspirateurs a eu lieu dans une arrière-salle de l’auberge de la Devinière, rue Saint-Denis. »

— Je suis perdu, bégaya Guitalens.

À demi évanoui, il se renversa en arrière et fût tombé si Pardaillan ne l’avait soutenu.

— Courage, morbleu ! fit le chevalier à voix basse.

En même temps, il serrait énergiquement le bras de Guitalens.

— Courage ? interrogea le malheureux gouverneur.

— Eh oui ! S’il reste une chance, une seule chance de salut pour vous, vous allez la perdre en vous évanouissant comme une femmelette au lieu de vous raidir…

— Misérable ! gronda Guitalens à bout de force morale, après m’avoir perdu, tu m’insultes encore de tes railleries ! Ah ! tu achètes ta liberté à ce prix… eh bien…

— Monsieur ! interrompit Pardaillan d’une voix solennelle, prenez garde à ce que vous allez dire ou faire. Ne m’accusez pas. Je suis un être innocent jeté dans cette effroyable prison pour toute la vie !