Page:Lectures romanesques, No 148, 1907.djvu/12

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Et j’y songe avec amertume, ils auraient raison de le dire. Voyez, mon fils, les terribles catastrophes auxquelles nous serions poussés s’il y avait seulement deux ou trois quarterons d’écervelés comme vous ! Vous m’en voyez tout confus d’avance, autant que vous puissiez me voir dans cette obscurité. Je finis, mon fils, car je hais les longs discours. Je finis en vous priant de me suivre jusqu’à certain cabaret que je sais et qui demeure ouvert toute la nuit, quand on sait frapper à sa porte d’une certaine façon… Eh bien ?… Vous ne venez pas ?…

— Mon père, dit le chevalier d’une voix si altérée que le vieux routier en tressaillit, votre intervention me plonge dans un mortel désespoir. Mais quel que soit ce désespoir de n’avoir pu réussir ce que je souhaitais si ardemment, ma tristesse est plus grande encore de voir que nous sommes dans deux camps ennemis…

— Eh ! mordieu ! qui vous empêche de venir avec nous : ce sera tout profit. Cent mille livres vous sont assurées, et peut-être une compagnie vous sera-t-elle…

— Taisez-vous ! taisez-vous ! s’écria le chevalier. Ah ! mon père, ne devinez-vous pas ce que je souffre, et quel est mon chagrin de vous entendre parler ainsi !… Vous suivez une route, et j’en suis une autre !… Adieu, mon père… je vous quitte avec une inaltérable douleur de savoir que vous êtes parmi mes ennemis !

— Vous me quittez ! fit le vieux Pardaillan d’une voix qui trembla légèrement. Mais pourquoi me quitter ?

L’ingénuité du routier inaccessible à certains sentiments, habitué à la dure pour le cœur comme pour le corps, apparaissait dans cette question.

— N’est-ce pas vous qui m’y forcez ? s’écria le jeune homme tout frémissant. Songez, mon père, songez qu’il a pu arriver cette nuit un événement funeste : j’ai tiré l’épée contre vous ! Songez que si je vous avais touché, si la pointe de l’épée que vous m’avez donnée s’était teinte de votre sang, j’allais tout droit me jeter dans le fleuve ! Songez qu’il faudrait que je passe cette rue que vous me barrez, et que pour cela, il faudrait vous mettre en mauvaise posture devant vos maîtres ! Ah ! mon père, j’ai le cœur déchiré ! Puissé-je ne plus jamais vous rencontrer en telles circonstances !… Adieu, adieu, mon père !…

Le chevalier fit quelques pas de retraite précipités.

Le vieux Pardaillan chancela et alla s’asseoir sur une borne cavalière.

Il mit sa tête dans ses deux mains.

— Qu’est-ce à dire ? gronda-t-il. Mon fils me quitte ? Nous sommes ennemis ?… Mais alors… qu’est-ce que je vais faire dans la vie, moi ?… Que va devenir cette pauvre vieille carcasse ?… Je vivais… l’espoir de le voir se frayer un chemin, devenir quelque capitaine redouté… l’espoir qu’il fermerait mes yeux au dernier moment… que sais-je ? et tout cela s’effondre ?… Quoi ! c’est vrai ? Je suis son ennemi ?… Nos routes sont différentes ?… Il me quitte ?

Deux grosses larmes coulèrent sur les joues tannées du routier et allèrent perler au bout de ses moustaches grises : c’était la deuxième ou troisième fois dans sa vie que le vieux Pardaillan pleurait.

Il porta la main à sa gorge, comme pour y étouffer le sanglot qui y râlait.

— Fini ! prononça-t-il avec cette tristesse profonde du découragement.

Au même instant, il se sentit saisir par les deux mains, et il eut un cri de joie rauque, presque terrible, en reconnaissant son fils qui se penchait vers lui et qui, d’une voix étouffée, lui disait :

— Eh bien, non, je ne peux pas !… Je ne peux pas vous quitter ainsi !… mon père, il faut que nous nous expliquions !… Je mourrais de chagrin à me dire que vous êtes contre moi !… Venez…

— Eh ! mort de tous les diables ! fulmina le vieux Pardaillan, qui se sentit renaître, commençons par nous embrasser ! Voilà la meilleure explication !

Le père et le fils s’étreignirent avec une joie délirante chez l’un, avec une joie mêlée de douleur chez l’autre.

— Laisse-moi te voir ! s’écria alors le routier… Si fait, j’y vois tout de même, moi, je suis comme les chats, et puis, pour un vieux père, pas besoin de lumière pour bien voir son fils… je te vois avec mes doigts… Mordieu ! mais tu n’es plus le même ! Te voilà fort comme les plus forts… Quelle taille ! Quelle envergure !… Et ton poignet ! Peste ! Mais je ne voudrais pas m’y frotter encore, moi qui connais le fin du fin de l’escrime ! Ah ! ah ! Tu as donc adopté mon juron ? Comme tu as poussé ton « Par Pilate ! » Je me suis dit tout de suite : Ça, c’est mon propre sang qui crie ! Allons, viens ! Bras dessus, bras dessous, par les cornes du diable, en ce moment, je défierais le monde !

— Pas par ici, mon père, s’il vous plaît. Allons chez moi… chez vous !