Page:Lectures romanesques, No 151, 1907.djvu/20

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pas au chien du chevalier… je paie le râble !

La meute des garçons, aides, marmitons et cuisiniers, mise à la poursuite de Pipeau, fit demi-tour et réintégra les cuisines.

— Ce chien est le chien le plus charmant que j’aie connu, fit l’aubergiste : malheureusement, c’est un chien voleur…

— « Malheureusement » est de trop ! fit Pardaillan. Et il va bien, monsieur mon fils, que vous sachiez ?

— Admirablement, monsieur ! Mais ne l’avez-vous donc pas vu ?

— J’arrive… Allons, faites-moi servir à dîner dans ce joli petit cabinet. Et qu’on m’apporte tout en une fois… J’aime à être seul, et pas dérangé, quand j’ai bon appétit.

— À l’instant même, monsieur de Pardaillan ! s’écria l’aubergiste radieux.

Quelques minutes plus tard, on servait un plantureux dîner dans le petit cabinet, et Pardaillan, ayant fermé la porte vitrée, défendit qu’on vînt le déranger.

Seul, Pipeau fut admis à l’honneur de dévorer son râble dans le cabinet où Pardaillan l’appela et où le chien, voyant qu’on ne cherchait pas à lui enlever sa prise de guerre, entra de bonne grâce.

Une fois installé dans le cabinet, Pardaillan constata trois choses. La première, c’est qu’à travers le léger rideau qui couvrait les vitraux de la porte, il pouvait voir tout ce qui se passait dans la salle qui commençait à se vider, la deuxième, c’est qu’en entrebâillant légèrement cette porte, il entendrait facilement tout ce qui se dirait à la fameuse table retenue pour M. le vicomte d’Aspremont et les trois bourgeois ; la troisième, en fin, c’est que le chien qu’il regardait ronger son râble avec un réel cynisme, c’est-à-dire sans le moindre remords du vol accompli, que le chien, donc, était armé de crocs formidables.

Sa première pensée fut donc : « Il faut que je voie la figure de ces notables bourgeois qui fréquentent les officiers de M. le maréchal de Damville. » Sa deuxième : « Je suis vraiment curieux de savoir ce que ces gens ont à se dire ! » Et la troisième : « Peste ! Je ne voudrais pas être l’ennemi de l’ami de mon fils ! »

En conséquence, Pardaillan arrangea le rideau pour bien voir, entrouvrit la porte pour mieux entendre, et donna une caresse au chien pour se mettre dans ses bonnes grâces.

Pipeau, qui venait de terminer le dernier os de la dernière cuisse du râble et se léchait les babines, remua son bout de queue et poussa un jappement sonore. En même temps, il se mit à flairer le vieux routier, opération qu’il accomplit avec la lenteur et la sagesse de quelqu’un qui se renseigne.

Les renseignements pris, le bout de queue remua plus vivement que jamais, et il y eut un nouveau jappement.

— Ah ! ah ! il paraît que tu me reconnais ? fit Pardaillan. C’est bon ! Je comprends ce que parler veut dire ! Et, en ce moment, tu me racontes que tu reconnais en moi un ami de ton ami. Mort-dieu ! je suis son père !

Nouvel aboi de Pipeau qui, ayant clos ainsi la conversation — les chiens ne sont pas prolixes — s’alla coucher dans un coin, les deux pattes de devant croisées selon sa coutume.

À ce moment, comme la salle était presque vide, Pardaillan, à travers le rideau de la porte vitrée, vit entrer trois personnages. Il reconnut aussitôt celui qui venait en tête : c’était Orthès, vicomte d’Aspremont.

Il jeta un regard inquiet dans la salle et eut un geste de contrariété en paraissant chercher quelqu’un qui ne se trouvait pas là. Les trois hommes prirent place à la table que Pardaillan avait cédée, et l’un d’eux dit :

— Il faut qu’il soit arrivé quelque chose à Crucé, car jamais il ne manque nos rendez-vous.

— Bon ! pensa Pardaillan. Il paraît que ce n’est pas la première fois que ces gens se réunissent.

— Le voici ! fit tout à coup le vicomte qui était placé face à la porte d’entrée et tournait le dos au cabinet.

En effet à ce moment, Crucé entrait. Il se dirigea vers les trois personnages et prit place à table en disant :

— J’arrive du Louvre… de là, mon retard.

— Ah ! oui, fit Pezou avec un gros rire, vous fréquentez le petit roitelet, le maigre Chariot.

Pour Pezou, être maigre et petit, constituait évidemment un crime.

— Baste ! fit Crucé. Je suis son orfèvre. Je suis aussi son armurier, et je viens de lui vendre une arquebuse perfectionnée… de ces arquebuses que nous ne tarderons pas à essayer, j’espère !

— Et que dit le roi ? demanda Orthès avec une certaine impatience.

Note




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