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Page:Lectures romanesques, No 160, 1907.djvu/13

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entendre quelque fabuleux récit du temps de Charlemagne. Jeanne de Piennes, elle, écoutait avec angoisse. Et lorsque le chevalier en vint à dire que le maréchal de Montmorency avait reçu et lu la lettre, elle ne put retenir une douloureuse exclamation :

— Ah ! s’écria-t-elle, il m’a donc condamnée, puisqu’il n’est pas là !…

Le chevalier comprit le sens exact de ce cri de douleur. Il eut un singulier sourire et se contenta de dire :

— Madame, je vous demande trois jours pour vous raconter la fin de ce que j’avais à vous dire : deux jours pour cicatriser ces coups d’épingle, un jour pour faire une démarche… Alors vous saurez quel accueil M. le maréchal a pu faire à votre lettre. Je crois, oui, vraiment, je crois que ce n’est pas à moi à dire ce que fut cet accueil.

Si mystérieuses que fussent ces paroles, Jeanne, malgré elle, en conçut un immense espoir. Une vive rougeur empourpra ses joues si pâles. Et d’une voix si basse que nul ne l’entendit, elle murmura :

— Ô mon François, une minute de cette joie rachèterait dix-huit ans de martyre !

On s’occupa alors d’installer les deux Pardaillan. Ce n’était pas la place qui manquait, mais les meubles faisaient défaut. Finalement, le vieux Pardaillan et son fils exigèrent d’être relégués dans une sorte de grenier abondamment pourvu de foin. Ils s’y installèrent sommairement, malgré la vive opposition de la Dame en noir et de sa fille.

— Madame, dit le vieux routier, le chevalier et moi nous avons si souvent dormi sur la dure et à la belle étoile, que ce logis nous semblera d’un luxe royal.

Ce fut donc dans ce foin que les deux hommes se couchèrent lorsque la nuit fut venue. Jamais le chevalier n’avait trouvé une couche aussi douce et jamais il n’avait eu des rêves aussi heureux dans son sommeil. Car soit fatigue ; soit excès de bonheur, il s’endormit presque aussitôt d’un pesant sommeil.

Mais le vieux Pardaillan, lui, n’avait pas sommeil. Il se mit donc, selon sa vieille habitude, à « étudier la localité », selon son mot. Cette étude l’amena à l’œil-de-bœuf qui éclairait ce grenier et qui s’ouvrait sur la rue. Et ce qu’il vit dans la rue lui fit faire une grimace.

Vingt soldats que commandait un officier étaient installés sur la chaussée. Ils avaient allumé des torches dont les reflets rouges et tristes éclairaient leurs silhouettes. La plupart d’entre eux dormaient sur la chaussée même, roulés dans leurs manteaux. Mais quatre, appuyés sur des arquebuses, demeuraient debout contre la porte, tandis que deux, la hallebarde à l’épaule, se promenaient de long en large.

Le vieux routier laissa échapper ce sifflement longuement modulé qui chez lui révélait l’admiration ou l’inquiétude à son plus haut point. Il rentra la tête, tout soucieux. Ces soldats qui les gardaient, il les avait oubliés !…

Il avait oublié que lui et son fils n’étaient en somme que des prisonniers sur parole, et que la caution de la dame de Piennes leur garantissait seule une liberté momentanée. Et en y songeant, il en arrivait à se dire que jamais il n’avait été aussi bien prisonnier ! En effet, il n’avait même pas la ressource d’une fuite, l’espoir d’une évasion ; la caution offerte et acceptée lui interdisait toute tentative de fuite, sous peine de livrer celle qui l’avait sauvé !…

Le chevalier, lui aussi, avait oublié tout cela sans doute car il dormait à poings fermés. Le vieux Pardaillan l’examina d’un œil attendri à la lueur de la lanterne qu’il avait allumée.

— Pauvre chevalier ! murmura-t-il, je crains fort que nous soyons enfin dans la souricière d’où on ne sort plus ! Je crains bien que ton véritable malheur date de la minute où tu es entré ici !… Ah ! mon pauvre chevalier, que de fois ne t’ai-je pas dit de te méfier de l’amour !…

La situation était en effet plus terrible que jamais pour les deux indomptables aventuriers, plus terrible peut-être qu’au moment où derrière leur frêle rempart ils recevaient la charge furieuse de vingt épées dirigées contre eux. Ils pouvaient alors se défendre ! Maintenant, ils étaient enchaînés ! Et lorsqu’il plairait au capitaine des gardes de les venir prendre, ils n’auraient qu’à le suivre sans résistance, sous peine d’infliger à la caution de la dame de Piennes un effroyable démenti !…

Le chevalier mourrait cent fois plutôt que de souffleter ainsi la mère de Loïse !

— Amour ! amour ! grommela le vieux routier en hochant la tête, voilà bien de tes coups !… Nous sommes bel et bien perdus, et cette fois sans rémission !…

Il revint encore à la lucarne et considéra d’un œil sombre les soldats qui faisaient bonne garde !

« Et puis, songea-t-il, n’y eût-il pas même les gardes, en serions-nous moins prisonniers ? Au diable l’amour ! Au diable la caution ! que faire, morbleu ! que devenir ? Attendre qu’on vienne nous faire signe que le bourreau est tout prêt ?… Eh ! par tous les diables, voilà bien notre