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Page:Lectures romanesques, No 160, 1907.djvu/14

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dernière ressource : attendre !… Et pendant ce temps, la hache s’aiguise, à moins que ne se tisse la corde !… Bah !… au fond… cela ou autre chose !… cela vaut bien, après tout, la jolie minute que j’ai vécue aujourd’hui !… »

Là-dessus, le vieux Pardaillan s’étendit dans le foin près de son fils et l’ayant longuement regardé dormir, s’endormit à son tour.





◄   XLVIII L   ►

Le lendemain matin, un rayon de soleil passant par la lucarne arrondie en forme d’œil de bœuf réveilla le vieux Pardaillan. Il aperçut son fils qui, un coude sur le genou, le menton dans la main, paraissait absorbé dans quelque pénible réflexion. Une tristesse extraordinaire s’étendait sur le visage du jeune homme. Il ne soupirait pas, et le sourire ironique de ses lèvres avait simplement un pli amer. Le père le regarda longuement, puis brusquement :

— Eh ! qu’as-tu, chevalier ! Voilà dix minutes que je te surveille du coin de l’œil, et si je n’entends pas les gémissements que tu pousses en toi-même, je les devine ! As-tu la corde au cou ? La hache se lève-t-elle sur toi ?

— Je ne gémis pas, mon père : je réfléchis.

— Peut-on savoir à quoi ?

— À ces soldats qui gardent la porte.

— Hum ! tu as vu ?

— Oui. Or, il faut que j’aille trouver le maréchal de Montmorency, et que je l’amène ici, continua le chevalier avec un désespoir concentré.

— Ah ! ah !

— J’y réussirai, mon père ! acheva fiévreusement le jeune homme. Je suis sûr d’y réussir, y eût-il mille gardes dans cette rue ! Car j’ai fait à la mère de Loïse une promesse qui sera tenue… j’en suis trop sûr !

— Ah ! ah ! trop sûr !…

— Oui, mon père ! J’amènerai ici le maréchal, et alors…

— Alors ? achève, voyons !

— Eh bien, mon rôle sera terminé, mon père. Le maréchal, c’est tout naturel, emmènera sa fille. Et c’est tout. Vous voyez qu’il n’y a pas là de quoi être triste, comme vous le disiez. Alors, mon père, il ne me restera plus qu’à assister au mariage de Mlle de Montmorency avec le riche et puissant seigneur que lui destine sans aucun doute le maréchal, et puis nous serons libres… nous reprendrons nos vieux projets, nous parcourrons ensemble le monde, nous ferons le tour de l’univers…

— Tu veux dire le tour de la place de Grève[1] ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que notre bout du monde, à nous, si toutefois nous quittons Paris, s’appelle Montfaucon[2] !

— Ah ! ah ! fit à son tour le chevalier dont le visage s’éclaira d’une joie funeste. Par ma foi, vous avez raison, mon père, et je n’y songeais pas !… C’est pardieu vrai ! nous sommes ici prisonniers sur la foi de la mère de Loïse, et nous ne pouvons…

— Oh ! il n’y a pas que la foi de la dame de Piennes ! Il y a les gardes !

Le chevalier haussa les épaules, non pour ce que venait de dire son père, mais pour répondre à sa propre pensée. Avec quelle ardeur il eût souhaité que ces gardes pussent l’empêcher de passer ! Et qu’il ne pût rejoindre le maréchal ! Il ferait tout au monde pour passer !… mais enfin, s’il ne passait pas !… Déjà il entrevoyait une bataille, la dame de Piennes et Loïse emmenées par lui hors de Paris… et alors…

Mais cette caution, cette parole donnée par la dame de Piennes ! Eh bien ! Tout cela n’existait plus si les gardes commençaient les hostilités, s’ils rompaient eux-mêmes la trêve. Et Pardaillan se faisait fort de les obliger à commencer la bataille. Son regard étincela. Ses narines se dilatèrent.

« Cela va mieux ! » songea le vieux routier.

Mais, presque aussitôt, le chevalier retomba dans son morne accablement : il fallait qu’il ne pût arriver à sortir de la maison, et il sentait qu’il surmonterait tous les obstacles.

— En tout cas, reprit son père comme s’il eût suivi sa pensée, tu as demandé trois jours pour aller chercher le maréchal.

Le chevalier secoua la tête.

— J’ai demandé trois jours, dit-il, parce que je me croyais plus sérieusement blessé que je ne suis. Mais je suis fort. Le pansement que vous allez me faire va achever de cicatriser ces misérables égratignures.

Et avec un nouveau haussement d’épaules, il ajouta :

— Ces gens ne savent même pas frapper…

— Oui, dit tranquillement le vieux

  1. Place de Grève (actuellement Place de l’Hôtel de Ville).
  2. Montfaucon (village hors de Paris, actuellement Buttes-Chaumont). Deux endroits où avaient lieu les exécutions capitales et où se dressait le gibet le plus célèbre du Moyen Age.