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Page:Legendre - Sabre et scalpel, 1872.djvu/25

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ALBUM DE LA MINERVE.

ner, je veux causer avec vous et… mais il ne faut pas faire d’indiscrétions : laissons cela pour le moment. Comment trouvez-vous ma petite bibliothèque ?

Il se leva avec Gilles, et ils firent le tour de la chambre.

Gilles prit un air intéressé ;

— Vous êtes bien modeste, monsieur, dit-il ; votre petite bibliothèque est tout simplement la plus belle collection de chefs-d’œuvre que j’aie encore vue.

— N’est-ce pas que ce n’est pas mal pour un commerçant retiré ? Voyons ?

— Monsieur, dit Gilles, je ne suis pas de ceux qui ne voient dans le commerce qu’une occupation matérielle et secondaire. Je suis d’avis, au contraire, que cette carrière exige une intelligence peu commune de celui qui veut s’y maintenir et presque du génie de celui qui compte y faire fortune.

Le cœur de Maximus se gonflait délicieusement.

— Notez bien continua Gilles, que je ne parle pas de ce commerce douteux, espèce de vol légalisé, de ces spéculations avec les fonds d’autrui par lesquels en un seul jour on devient un Rothschild ou un gueux. Je parle du commerce honnête et raisonné, tel que le vôtre a dû l’être, monsieur Crépin. Aujourd’hui le commerce est une lutte où le plus rusé est certain de réussir. Le fond n’est pour rien tout est dans la forme. L’honnêteté est souvent considérée comme un obstacle pour arriver. Il y a peu de commerçants véritables, sachant leur état, le respectant et le poussant honnêtement dans la voie du progrès. Nous autres, avocats, nous connaissons sur le bout du doigt tous ces détours, toutes ces rases, et cependant il ne manque pas de commerçants qui pourraient encore nous donner de bons conseils dans la conduite d’une affaire risquée, et nous enseigner la manière de fendre le cheveu. Au surplus, vous savez toutes ces choses mieux que moi, et je vous ennuie sans doute… Tiens ! vous avez là Montesquieu, sur l’esprit des lois. Ah ! il a de belles pages. Tête bien organisée, plume solide et élégante tout à la fois !

Gilles et Maximus continuèrent à examiner les livres de la bibliothèque qui était véritablement bien choisie. Le fait est que Maximus avait acheté le tout en bloc à une vente de meubles chez un homme fort distingué de la ville.

Gilles distribuait par-ci par-là ses opinions élogieuses sur tous les auteurs qu’il voyait pour la première fois ; il en faisait même de rapides analyses, d’après les titres. Maximus, qui se trouvait dans un pays parfaitement inconnu, n’avait garde de laisser deviner son ignorance, et approuvait tout pour avoir l’air de s’y connaître.

Gilles savait glisser délicatement l’éloge du maître au milieu de ses appréciations, et ne cessait de vanter le jugement solide qui avait su former une si belle collection.

Cette petite scène qui dura presque une heure enivra Maximus. Si Duroquois n’avait pas été là, il aurait sauté au cou de Gilles.

Cependant les dames étaient de retour. Nos trois amis passèrent au salon, où Gilles fut l’objet d’une véritable ovation de la part de Mademmselle Céleste.

— Comme c’est bien à vous d’être revenu nous voir, monsieur Peyron, disait-elle. J’espère que vous nous ferez le plaisir de dîner avec nous.

— Comment donc, ma sœur, cria Maximus ; crois-tu que j’aurais laissé partir monsieur ? C’est une affaire entendue.

Ernestine ne disait rien ; la figure de Gilles ne lui revenait pas. Cependant, pensa-t-elle, cela ne me regarde point. Et elle se mit à causer avec Duroquois, qu’elle trouvait assez peu spirituel, mais qu’elle estimait beaucoup.

Au bout de quelque temps, le dîner fut annoncé et Gilles ayant galamment offert son bras à mademoiselle Céleste, tout le monde les suivit dans la salle à dîner.

Rien qu’à voir cette salle et la manière dont la table était servie, on comprenait que le dîner était la grande affaire, l’affaire principale dans la vie de Maximus.

C’était une vaste chambre éclairée par quatre porte-fenêtres dont trois avaient vue sur le fleuve. Des buffets magnifiques chargés d’argenterie et de verrerie précieuses, au fond, un grand feu de houille qui flambait dans la grille. Les épais rideaux des fenêtres étaient tirés, et deux riches candélabres à sept branches avec des bougies de couleur répandaient une douce clarté. La table était surchargée de mets succulents, de vins fins et de fruits rares. Deux domestiques, la serviette au bras, se tenaient à chaque bout de la table.

Tout était bien, tout était beau ; il y avait cependant dans l’ensemble, je ne sais quelle absence de bon goût dénotant quelqu’un qui n’a pas été élevé dans le luxe et qui s’y trouve tout-à-coup transporté.

L’argenterie était trop en évidence ; les plafonds prétentieux ne cadraient pas avec le reste ; les meubles trop luisants avaient l’air d’être conservés dans leurs housses, comme des objets de curiosité ; et puis, ces bougies de couleur avaient un effet singulier.