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Page:Legendre - Sabre et scalpel, 1872.djvu/40

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ALBUM DE LA MINERVE.

discrétion de leur parler de votre charmante voix et elles veulent absolument vous entendre. Là, seriez-vous assez bon pour nous chanter quelque chose ; j’ai un excellent piano, il me coûte trois cents piastres et sort de la meilleure fabrique française : essayez-le, vous m’en donnerez des nouvelles.

Pétrini ne se fit pas prier. Il s’avança au piano, pendant que tous les regards étaient fixés sur lui.

Aux premiers accords qu’il fit entendre, le silence se fit dans l’assemblée. En ce temps-là, on était assez poli pour écouter ; les conversations s’interrompaient, personne ne parlait. Ces choses sont changées ; aujourd’hui on n’écoute plus guère. Il est entendu que les chanteurs et les pianistes viennent aux soirées expressément pour le plaisir d’animer les conversations, de mettre un peu d’entrain dans les causeries languissantes et de permettre aux gens timides de placer un mot.

Giacomo préluda par quelques accords et commença cette ravissante sérénade de Don Pasquale que Brignoli a immortalisée depuis parmi nous. Sa voix superbe soutenue par une méthode excellente et un goût exquis donnait à cette musique de Donizetti tout le charme et la suavité que le grand maître a su y répandre.

Les jeunes filles rêvaient de balcons et de guitares ; les jeunes gens jalousaient et les vieux songeaient, quand, tout à coup, des cris retentirent dans l’entrée : « au feu ! au feu !  !

Tout le monde se précipita : ce fut une tumulte indescriptible, une panique épouvantable.

Au milieu de toute cette cohue, coudoyant les uns renversant les autres Gilles Peyron se frayait un passage et se précipitait par le long couloir vers l’aile occupée par Ernestine où l’on apercevait déjà une lueur d’un rouge sombre à travers les croisées.

Arrivé là il descendit un escalier dérobé qui donnait sur le jardin et se trouva sur le théâtre de l’incendie.

Une foule de laquais étaient déjà rendus avec les gens du voisinage.

Le brave Chagru avait organisé la chaîne jusqu’à la citerne du jardin.

Les flammes dévoraient un bâtiment en bois qui touchait presque par un côté les appartements d’Ernestine.

Il n’y avait pas encore de danger immédiat pour le château mais il faliait de toute nécessité abattre la construction enflammée, car l’ardeur du feu faisait déjà craquer les vitres au balcon de la tourelle.

En ce moment Pétrini arriva, d’un coup d’œil il se rendit compte de la situation.

— Vite des cordes, des haches, dit-il, renversons la bâtisse.

En un clin d’œil tout fut apporté, car chez Maximus chaque chose était en règle et à sa place.

Giacomo grimpa lestement au moyen d’une échelle, sur la couverture, la hache à la main et les cordes roulées autour de sa ceinture.

Il fit dans le haut du toit deux trous énormes pour découvrir les chevrons aux quels il fixa solidement les cordes.

Tout cela fut l’affaire d’un moment, car les flammes le menaçaient déjà.

Il se laissa glisser plutôt qu’il ne descendit jus qu’à terre.

Tout le monde se suspendit au deux cordes et sous le choc le toit s’écroula avec un craquement sinistre au milieu d’une gerbe immense d’étincelles et de flocons de fumée.

À ce moment Pétrini aperçut une forme blanche se dresser près de la fenêtre du balcon puis retomber lourdement en arrière.

Il reconnut la robe d’Ernestine et s’armant d’une échelle il s’élança comme un fou vers la fenêtre.

D’un coup de poing il la fit voler en éclat et se précipita dans l’appartement.

Ernestine était étendue sur le tapis sans mouvement et la figure horriblement contractée.

On se rappelle que Gilles Peyron avait suivi pour sortir le couloir conduisant à la chambre de la jeune fille. L’escalier dérobé ouvrait quelques pas seulement avant d’arriver à cette chambre.

Toute la foule des danseurs, croyant la maison menacée, s’était précipitée sur les pas de l’intendant pour sortir au dehors. Ernestine s’était trouvée entraînée par ce mouvement et poussée jusqu’à sa chambre.

Par la fenêtre du balcon elle avait vu l’action courageuse de Pétrini et ne le croyait pas encore rendu à terre quand la toiture s’était abîmée. Elle crut voir le jeune médecin écrasé sous les décombres ; cette pensée jointe à l’éclat subit des flammes jaillissant tout-à-coup sur la fenêtre, lui fit perdre connaissance et c’est alors qu’elle tomba à la renverse.

Pétrini la saisit dans ses bras et la transporta en toute hâte sur un des canapés placés à l’autre bout du couloir.

En peu de temps elle revint à elle et ne put s’empêcher de pousser une exclamation de surprise mêlée de joie lorsqu’elle vit le jeune médecin à ses côtés.