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Page:Legendre - Sabre et scalpel, 1872.djvu/58

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ALBUM DE LA MINERVE.

Chapitre XIV.

À TROIS lieues du fleuve St. Laurent, en arrière de la ville de Québec, au milieu des montagnes qui forment la chaîne des Laurentides, se trouve une espèce de petit vallon traversé aujourd’hui par un excellent chemin de colonisation, mais qui, dans le temps où se passe notre histoire, était couvert d’une végétation tellement vigoureuse que l’accès en était, sinon impossible, du moins excessivement difficile.

C’était la forêt vierge dans toute sa grandiose nature, dans toute sa sauvage beauté.

De chaque côté du ravin s’élevaient des rochers escarpés, des pics inaccessibles. Les flancs de la montagne semblaient avoir été violemment déchirés par une éruption volcanique, et les roches calcinées conservaient encore cette teinte lugubre qui s’attache aux objets frappés par la foudre. Les chasseurs qui s’aventuraient parfois dans cette solitude prétendaient avoir entendu des bruits sourds qui leur avaient paru venir de sous la terre, au centre de la montagne.

Peu à peu, ces récits commencèrent à agir sur l’imagination populaire, et l’endroit passa pour un lieu maudit et hanté. Les habitants, en voyant de loin apparaître la masse sombre du Pic-Bleu, se signaient en tremblant et hâtaient le pas. Quand la nuit était bien noire, on apercevait parfois une lueur briller au haut de la montagne, mais cela était rare ; on ne manquait pas de dire alors que c’était l’âme en peine d’un inconnu qu’on avait trouvé mort au milieu du ruisseau quelques années auparavant, avec un couteau planté dans le cœur, et que cette âme errait sur le Pic pour indiquer aux voyageurs que l’endroit n’était pas sûr. Quoi qu’il en soit, le Pic-Bleu avait une mauvaise réputation, et ceux-là étaient braves qui osaient s’en approcher.

Tout au haut du Pic, du côté qui donne sur le vallon, un observateur attentif aurait pu remarquer une petite fissure dans le rocher qui, d’en bas, ne paraissait pas avoir plus d’un pied de largeur sur une hauteur d’environ trois pieds. Cette ouverture était entourée et comme cachée par des broussailles et par la tête d’un sapin qui avait poussé un peu plus bas sur le flanc même de la montagne. Une espèce de sentier semblait conduire jusque-là, mais il s’arrêtait à mi-chemin et le chasseur étonné se trouvait devant une véritable muraille, taillée dans le roc par la main de la nature. Cette muraille s’élevait à une cinquantaine de pieds. À cette hauteur, il y avait un enfoncement tapissé de mousse et couronné d’un bouquet de sapins rabougris ; c’est à trois ou quatre pas de cet enfoncement qu’était la crevasse dont nous avons parlé et sur la même ligne horizontale.

Au moment où se passe la scène que nous allons essayer de raconter, deux hommes se dirigeaient vers le sentier dont nous venons de parler. Il faisait presque nuit ; un fort vent de Nord-Est s’était élevé, et nos deux hommes se battaient les mains et soufflaient dans leurs doigts pour se réchauffer. De temps en temps, ils ralentissaient leur marche pour puiser largement au goulot d’une bouteille recouverte d’osier que l’un d’eux portait en bandoulière.

Arrivés au pied du rocher, ils s’arrêtèrent et l’un d’eux fit entendre trois coups d’un sifflet aigu.

— Pourvu que cet animal de Pierre ne soit pas soûl, dit l’un ; Jacques est absent, et le diable