Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/146

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qui promenait, à travers les groupes, sa mine d’étudiant allemand, ses longs cheveux blonds et ses paradoxes étincelants. Puis, passaient dans la lumière avec des fleurs au front, comme dit le poète, les beautés de la Restauration et de la monarchie de Juillet : Mme Sampayo, Mme de Vatry, Mme Friant… Ajoutez-y encore une foule d’étrangers et d’étrangères, qu’attirait la grande réputation du maître de la maison : j’y ai vu Rostopchine ! J’y ai entendu causer Rostopchine ! Eh bien, la fille de M. de Jouy, mariée à un jeune et charmant capitaine d’état-major, M Boudonville, naviguait à travers toutes ces célébrités, toutes ces susceptibilités, toutes ces rivalités, sans heurter personne et sans se heurter à rien. Elle me rappelait l’habileté des gondoliers, glissant avec tant de souplesse et de grâce à travers le réseau des mille canaux de Venise. Son père jetait au milieu de tout cela sa cordialité, sa bonhomie, son impétuosité. Je n’ai pas connu d’imagination plus folle dans la causerie. Causer, pour lui, c’était se griser. Arrivé minuit, la tête lui partait ! les drôleries éclataient sur sa bouche comme des fusées. Un soir, à propos de Victor Hugo, qu’il détestait, il nous improvisa une parodie de Lucrèce Borgia, qui laissa bien loin derrière elle, comme gaieté et comme burlesque, l’Harnali ou la contrainte par cor de Duvert et Lauzanne. Rageur jusqu’à en bégayer, les rages de M. de Jouy étaient d’un comique achevé. Quand on touchait à une de ses admirations, quand on attaquait devant lui une idée généreuse, quand on défendait quelque platitude, il entrait dans des exagération de langage qui faisaient