Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/150

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corps, ce quelqu’un qu’on appelle un poète. M. de Jouy était assiégé de ces pauvres quêteurs de poèmes. Un jour, arrive chez lui, muni d’une lettre de Spontini, un jeune homme, petit, de mise très correcte, de manières distinguées et réservées, de langage choisi, avec un type juif très caractérisé ; son nom était Meyerbeer, auteur du Craciato et de plusieurs opéras italiens ; son ambition était d’arriver à l’Opéra de Paris, et Spontini le recommandait à son poète, comme un musicien de grand avenir. Mme Boudonville travaillait dans le cabinet de son père, assise à la fenêtre qui donnait sur le jardin. On cause, on cherche des sujets, on met des noms et des titres en avant, on s’enthousiasme, on se dégoûte, quand tout à coup Mme Boudonville, qui se taisait et écoutait, dit d’une voix timide : « Il me semble que Guillaume Tell pourrait fournir un beau poème. Il réunit tout, un grand caractère, une situation intéressante, une belle couleur générale. ― Bravo ! s’écrie M. de Jouy. ― Admirable ! ajoute Meyerbeer. » On commence immédiatement le plan, on dessine les lignes principales,… puis… puis par quel hasard Rossini fit-il Guillaume Tell, et Meyerbeer ne le fit-il pas ? Je l’ignore, mais je bénis ce hasard-là, puisqu’il nous a valu le chef-d’œuvre de la musique moderne.

On attaque beaucoup le poème de Guillaume Tell, on se moque beaucoup des vers de Guillaume Tell, mais certainement la personne que j’ai entendue s’en moquer le plus, c’est M. de Jouy. Rossini lui disait un jour : « Mon cher ami, je me suis permis de changer