Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/171

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voici. ― Je vous les rendrai dans six mois, monsieur Béranger. ― Quand vous voudrez. » Au bout de six mois, sa débitrice lui rapporte fidèlement les trois cents francs. Il les serre là où il les avait pris. Un an plus tard, elle vient de nouveau implorer son aide. Il retourne à son secrétaire, en tire les trois cents francs, et lui dit : « J’étais bien sûr que vous seriez forcée de me les redemander, et je les ai remis là, ils vous attendaient. »

La seconde cause de l’influence de Béranger était son merveilleux bon sens. Le conseil qu’il vous donnait n’était pas seulement le meilleur qu’on pût donner, mais le meilleur qu’on pût vous donner. Personne n’a si bien su mesurer un avis au caractère, à l’intelligence, à la position, aux ressources de celui à qui il parlait.

Enfin, troisième cause d’ascendant, ce bon sens revêtait toujours une forme piquante et parfois profonde. C’était toujours de l’esprit, sans cesser jamais d’être du bon sens. Sa conversation n’était pas seulement charmante, elle était féconde. Elle avait des lendemains délicieux. J’ai cent fois remarqué, que telle idée qui, jetée par Béranger au cours de la causerie, m’avait simplement paru juste, faisait peu à peu son chemin dans mon esprit, s’y développait, y grandissait, et portait pour ainsi dire des fruits inattendus ; c’était comme un germe vivant déposé en moi.

On lui a reproché quelquefois de préparer ses mots, de les travailler à l’avance, et, après les avoir dits, de les redire ; le tort n’est pas bien grave : ils valaient bien d’être répétés. Alfred de Musset lui ayant envoyé ses premières poésies : « Vous avez de bien beaux chevaux