Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/180

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bien garde qu’il ne vous y entraîne. Un seul moyen vous est offert pour éviter ce malheur : occupez-vous d’être utile. C’est la loi que Dieu impose à tout homme ; en littérature il y a plus que jamais obligation à cela. Ne faites pas comme tous ceux qui se contentent de l’art pour l’art, cherchez en vous s’il n’y existe pas quelque croyance ou de patrie ou d’humanité à laquelle vous puissiez rattacher vos efforts et vos pensées. Vous avec un cœur bon, un esprit généreux, il n’est pas possible que la société qui n’a pu les corrompre par ses caresses, ne vous ait pas laissé aussi quelque sentiment d’amour pour vos semblables. Eh bien ! ce sentiment bien consulté sera pour vous un guide plus sûr dans vos études et vos travaux que tout ce que pourraient vous dire les hommes les plus doctes : un sentiment pareil a suffi pour faire de moi, chétif, quelque chose, quelque chose de bien fragile sans doute, mais enfin quelque chose.

Je vous parle là, monsieur, un langage qui vous étonnera peut-être : il est si peu d’accord avec ce que vous avez dû entendre dans votre monde ! Mais croyez que je vous donne l’explication de tous mes principes de conduite depuis que j’ai l’âge de raison ; cet âge est venu pour moi de bonne heure, parce qu’à quinze ans j’ai été obligé d’être homme et de faire mon éducation moi-même. A ceux qui opposeraient l’exemple d’un grand poète à un pauvre chansonnier et qui vous diraient que Byron n’avait aucune foi, je répondrai que Byron, représentant du monde aristocratique qui tombe et s’en va en lambeaux, n’a dû avoir que des croyances négatives, mais ce sont toujours là des croyances, et certes les siennes étaient aussi fortes en leur sens que son génie était beau. Croyant l’aristocratie la fleur de l’humanité et la voyant flétrie, il a dû maudire et arriver à cette misanthropie tantôt fougueuse, tantôt ironique, qu’on a si niaisement singée chez nous. Mais qu’est-ce que la misanthropie ? un amour trompé.

Vous êtes au temps des amours heureux ; votre cœur est jeune, ne l’occupez pas que de vous, étendez le cercle des investigations et défiez-vous surtout du monde factice où la fortune vous a placé. Votre esprit, votre âme trouveront bientôt un aliment pour leurs méditations, et la direction à leur donner vous viendra un jour que vous y penserez le moins. La nature a marqué un emploi à toutes les facultés qu’elle distribue, il ne faut que chercher ;