Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/185

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J’ai des parents bien chers, une sœur bien aimée ;
Mon enfance a trouvé des amis protecteurs
Qui m’ont toujours ôté l’épine envenimée
          Pour ne me laisser que les fleurs.

Mais ni l’attachement, ni la reconnaissance,
Ni l’amour pur et vrai, ce grand consolateur,
Ni l’amitié, n’ont pu combler ce vide immense :
          Il reste une place en mon cœur !
Et jamais sur ma vie, heureuse ou malheureuse,
Le deuil ne s’étendit, le bonheur ne brilla,
Sans qu’une sourde voix, plaintive et douloureuse,
          Me dit : Ton père n’est pas là !

Mon Dieu ! je l’aurais tant aimé, mon pauvre père !
Je sens si bien aux pleurs qui tombent de mes yeux,
Que c’était mon destin, et que, sur cette terre,
          Son fils l’eût rendu bien heureux !
Je sens si bien, hélas ! quand son âme évoquée
Vient juger chaque soir de tout ce que je fis,
Qu’il eût été mon Dieu, que ma vie est manquée ;
          Que j’étais né pour être fils !

Et pas un souvenir de lui que me console !
Je me souviens pourtant de plus loin que cinq ans,
Et pour plus d’un objet ridicule ou frivole
          J’ai mille souvenirs présents :
Je me rappelle bien mon jouet éphémère,
Le berceau de ma sœur, les meubles de satin,
Et le grand rideau jaune et le lit de ma mère
          Où je montais chaque matin.

Je me rappelle bien qu’après notre prière,
Ma mère me disait : Vas embrasser ton père ;
          Que j’y courais, tout faible encor ;
Qu’alors il me pressait vingt fois sur sa poitrine,
Et m’ouvrait, en riant de ma joie enfantine,
          Un livre qui me semblait d’or.