Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/222

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inspirée et calculatrice comme sur un vrai champ de bataille, saisit d’un coup d’œil les fautes de l’ennemi, lui tend des pièges, le force à y tomber, simule une retraite pour lui donner confiance, et revenant tout à coup sur lui par une attaque foudroyante, réalise enfin, en petit, avec des contres de quarte et des demi-cercles, une partie des manœuvres habiles et des calculs stratégiques qu’on admire dans les hommes de guerre.

Et penser que cet art si complexe, où le corps tout entier est engagé, se concentre, en réalité, entre l’extrémité de l’index et le pouce ! Tout est là ! car c’est là que réside la faculté délicate et maîtresse qui fait seule le tireur supérieur, le tact. N’est-ce pas merveilleux de voir tout ce qui afflue de sensibilité et de vie entre ces deux doigts ? Ils frémissent, ils palpitent sous l’impression du fer qui touche le leur, comme si un courant électrique leur en communiquait tous les mouvements. Ils n’ont nul besoin du secours de la vue pour suivre l’épée ennemie, car le tireur véritable fait bien plus que de la voir, il la sent, la palpe, la maîtrise par le tact, il pourrait la suivre tout en ayant les yeux bandés, et si vous ajoutez à ces jouissances magnétiques du toucher, la puissante circulation du sang qui court à grands flots dans les veines, le cœur qui bat, la tête qui bout, les artères qui tressaillent, la poitrine qui se soulève, les pores qui s’ouvrent ; si vous y joignez encore le bonheur de sentir sa force et sa souplesse décuplées, si vous pensez surtout aux joies ardentes et aux âpres douleurs de l’amour-propre, au plaisir de battre, à la rage d’être battu et aux mille vicissitudes