Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/229

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déconcerté, mais il était si bien un homme d’action, que le sentiment de ces deux luttes réunies, que l’idée d’avoir à la fois à combattre son adversaire et le public, l’aiguillonne et l’apaise. Il n’était jamais plus redoutable que dans ces moments de colère concentrée, où, restant maître de ses emportements, il les utilisait et en faisait des instruments dociles de ses inspirations et de ses calculs. L’assaut continue ; il touche deux nouveaux coups de bouton aussi brillants que les deux premiers : même silence. Son adversaire l’atteint au-dessous de la ceinture : délire d’enthousiasme. Il pâlit encore ; mais, toujours de plus en plus calme, il se ramasse sur lui-même et entame une série de six coups successifs si éblouissants, si audacieux et si réussis, qu’au sixième, l’assemblée, entraînée malgré elle, envoie promener son ressentiment et éclate en bravos indescriptibles. Il avait tout vaincu, tout effacé ! On ne voyait plus en lui ni le provocateur ni l’arrogant, on ne voyait que l’artiste incomparable. Jamais il n’y eut plus beau triomphe du talent.

Un tel caractère, on le comprend, ne pouvait guère aller sans quelque duel. Bertrand en a eu quatre, dont le premier fut le plus fatal. Il avait alors vingt et un ans à peine. Au sortir d’un assaut où il avait remporté ce premier succès qui révèle au public une supériorité nouvelle, où l’on salue dans l’inconnu de la veille le vainqueur du jour et le triomphateur du lendemain, Bertrand se vit provoquer brutalement par un amateur jaloux et extravagant qui le força à tirer l’épée avec lui. L’amateur était très fort, mais au troisième choc il reçoit