Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/234

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son éducation et de sa nature : son éducation lui donnait la science, sa nature lui donnait l’ardeur, et ces deux qualités réunies faisaient de lui un professeur incomparable [1].

C’est le propre de l’escrime de créer entre professeurs et élèves des amitiés profondes ; il y a dans cette union par le fer je ne sais quoi de magnétique ; on dirait un souvenir des anciennes confraternités d’armes. M. Pons aîné avait tous ses élèves pour amis ; M. Choquet ne parlait jamais de M. Gomard sans émotion ; et un de nos plus habiles tireurs, M. Saucède, qui a autant d’esprit au bout des doigts quand il tient une plume que quand il tient un fleuret, me montrant, suspendue à la tête de son lit, la photographie de son vieux Berryer, ajouta : « Portrait de famille ». Quand à moi, je l’avoue franchement, j’adore Bertrand ! D’abord je n’ai pas connu de plus admirable fils. C’est homme, si entier et si altier, était doux, patient, humble comme un enfant devant son vieux père. Puis, il y avait en lui une telle puissance électrique, qu’il vous électrisait. Ses assauts publics me donnaient la fièvre. Chaque coup qui tombait sur sa poitrine me tombait sur le cœur ! Mes poings se serraient malgré moi, mes pieds pétrissaient le sol, je détestais son adversaire, à moins qu’il ne fût battu, auquel cas je l’adorais, ce qui était la même chose ! Ah ! cher Bertrand !

  1. On lui doit les plus heureuses innovations dans son art. Je cite ici, pour les adeptes, la riposte du tac au tac, le réforme de la parade de septime, et la fixation des règles du coup d’arrêt et du temps. Je tiens ces détails précis de Robert, qui a travaillé quatorze ans avec Bertrand.