Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/237

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

était plus fort ; il avait dans la main, dans l’attitude, une autorité et une domination véritablement souveraines : je le comparerais volontiers à un lion. Robert me rappelait plutôt une panthère. Oui ! quand il était là devant vous, ramassé sur ses jarrets, avec son petit œil clair et rond fixé sur vous, il semblait un animal de proie, tapi dans son embuscade, et guettant sa victime. Puis, le moment propice venu, il bondissait sur vous avec une impétuosité qui, surtout dans sa jeunesse, ressemblait à de la folie, l’accompagnant d’un grand cri de joie, sautant en l’air, et pirouettant sur lui-même ! L’auditoire riait, les classiques murmuraient, les amateurs sérieux applaudissaient ! Car, qu’était-ce que cette explosion de mouvements dans un jeune homme, sinon excès de verve et effervescence de qualités natives ? Empêchez donc le vin de Champagne de faire sauter son bouchon ! Robert, à vingt-cinq ans, moussait un peu trop, soit ! mais il s’en corrigea assez vite, et il ne garda de cette fougue juvénile, que le feu sacré, l’éclair, ce je ne sais quoi de spontané, qui est à l’escrime ce que l’inspiration est à la poésie. Ajoutez à cela une science profonde, fortifiée par quatorze ans de travail comme prévôt avec Bertrand, et enfin, pour couronner le tout, une qualité qui semblait en désaccord avec toutes les autres, et qu’il n’avait certes pas empruntée à son maître : la douceur. Je n’ai pas connu âme meilleure, plus inoffensive, plus affectueuse, plus incapable de faire du mal que celle de ce terrible lutteur. Je le lui reprochais quelquefois en riant : « Vous n’êtes pas assez méchant, lui disais-je, vous