Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/25

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la métamorphose de tous les héros de la Révolution ? Danton n’est plus l’auteur des massacres de septembre, c’est le défenseur du sol de la patrie ! Certains démocrates parlent de Robespierre avec attendrissement, à la façon de Mme Lebas, qui l’appelait bon ami ! Sachons-le bien, les grands hommes du passé ne sont que des instruments dans la main du présent. On refait leur portrait tous les vingt ou trente ans, et on accommode leur ressemblance aux idées dont on cherche en eux le symbole. Le nom de Napoléon était pour nous une arme de guerre contre les Bourbons. Les Bourbons, revenus avec l’étranger et le drapeau blanc, nous représentaient l’ancien régime et la honte nationale : Napoléon, promulgateur du Code civil et vainqueur de l’Europe, nous figurait l’égalité et la gloire. Notre adoration pour lui était faite de notre animadversion contre eux. Animadversion injuste, haine absurde, car on était mille fois plus libre sous la Restauration que sous l’Empire ; mais nous ne pouvions pardonner aux Bourbons leur alliance avec la Sainte-Alliance, et je ne me rappelle jamais sans rougir que, lors de l’abominable assassinat du duc de Berry par Louvel, la jeunesse était pleine d’indulgence pour le meurtrier. Cette absurde éducation classique, qui érigeait en héros Brutus, Harmodius et Aristogiron, transformait pour nous Louvel en martyr. Ses réponses à l’audience étaient répétées partout. Le procureur général, ayant redit plusieurs fois le mot de lâche assassinat ! ― « Lâche ! lâche ! s’écria Louvel. Vous ne savez pas, monsieur, ce qu’il faut de courage pour tuer un homme qui ne vous a jamais fait