Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/250

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aux divers Othello, qui lui ont servi de partenaires : « Saisissez-moi où vous pourrez à la dernière scène, car dans ce moment-là, je ne puis répondre de mes mouvements ! » Elle n’étudiait jamais ses attitudes, ses gestes devant une glace, et souvent elle était prise sur la scène par des inspirations étranges qu’elle exécutait avec une audace qui lui servait d’adresse ! Au second acte d’Othello, dans la grande scène d’angoisse où elle attend l’issue du duel, n’alla-t-elle pas un jour prendre dans le groupe des figurants, un pauvre diable de comparse qu’elle n’avait pas prévenu, ne l’amena-t-elle pas sur le devant de la scène, et là, ne lui demanda-t-elle pas des nouvelles du combat, avec un élan de désespoir et une passion qui couraient grand risque d’exciter l’hilarité de la salle ? eh bien, son impétuosité, sa sincérité emportèrent tout. Le figurant fut frappé d’une telle stupeur que sa stupeur le rendit immobile, et que son immobilité lui servit de contenance. Ce qui eût été ridicule avec une autre, fut sublime avec elle.

Or ces coups d’audace, dont son jeu était rempli, elle les transportait dans son chant. Tentative périlleuse avec un organe parfois rebelle. Figurez-vous un général voulant emporter une position au pas de course avec des troupes qui ne peuvent pas courir. Qu’arrivait-il alors ? Un double effet très singulier. Son imagination était-elle calme ? Elle appelait à son aide sa profonde science, car je n’ai pas connu de virtuose plus habile, elle composait avec l’instrument réfractaire, elle usait de tempérament, d’adresse, et le cavalier le plus expérimenté ne tire pas meilleur parti d’un cheval qu’il faut ménager. En voici