Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/251

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une preuve bien frappante : un soir, au moment où elle partait pour aller jouer la Cenerentola, un de ses amis lui ayant adressé cette phrase banale :

« Eh bien, madame, êtes-vous en voix ce soir ?

— En voix ! lui répondit-elle gaiement, regardez ! » Et ouvrant la bouche, elle lui fit voir dans son gosier une de ces plaques blanches qui annoncent une esquinancie.

« Comment ! madame, s’écria-t-il, comment ! vous allez chanter avec ce gosier-là ?

— Parfaitement. Oh ! nous nous connaissons, lui et moi ! Nous nous sommes assez souvent battus ensemble ! et ce soir je le conduirai de telle sorte qu’il me mènera jusqu’au bout, sans que personne s’aperçoive de l’effort, excepté moi ; venez, et vous verrez ! » Elle le fit comme elle l’avait dit. Mais, si par malheur les défaillances de son instrument, survenaient dans un de ces jours où son inspiration était plus forte qu’elle, oh ! alors, tant pis pour l’instrument ! Il s’engageait entre elle et lui un combat acharné. Elle n’admettait pas qu’il pût lui résister ! Elle exigeait de lui tout ce qu’elle sentait en elle ! Dût-il s’y briser, il fallait qu’il obéît ! Parfois, sous le coup de cet effort héroïque, elle arrivait à des effets prodigieux qu’elle n’eût pas obtenus peut-être s’il ne lui eût pas fallu les emporter comme on emporte le ciel, par la violence ! mais parfois aussi, le plus faible était le plus fort, l’organe rebelle résistait, et elle tombait alors dans l’exagération… Pourtant, le croirait-on ? ces inégalités mêmes ajoutaient un charme de plus à son talent, le charme de l’inattendu. On était toujours,