Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/252

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avec elle, dans un état violent, sous le coup de la surprise. On pouvait la voir jouer vingt fois le même rôle, elle n’y était jamais la même. Ce besoin de l’imprévu, ce goût de l’aventure, la jetaient quelquefois dans des entreprises plus que téméraires, mais d’où elle sortait presque toujours, par je ne sais quel miracle de volonté. On l’a vue, à une représentation extraordinaire d’Othello, chanter dans la même soirée Othello au premier acte, Iago au second et Desdemona au troisième. Sa voix était une voix de mezzo-soprano, voix placée, comme on le sait, entre le contralto et le soprano. Eh bien, un roi conquérant, serré entre deux royaumes étrangers, n’est pas plus tourmenté du besoin d’entrer chez ses deux voisins, que la Malibran de faire une excursion dans les deux voix limitrophes de la sienne. Ce mot limite lui était insupportable ; il lui était impossible de comprendre qu’elle ne pût pas faire ce qu’un autre faisait ; sa vie s’est passée à vouloir monter aussi haut que la Sontag et descendre aussi bas que la Pisaroni. Quelle fut notre surprise de l’entendre un jour exécuter un trille sur la note extrême du registre du soprano : nous nous récriâmes.

« Cela vous étonne, dit-elle en riant ; oh ! la maudite note ! elle m’a donné assez de mal : voilà un mois que je la cherche toujours, en m’habillant, en me coiffant, en marchant, en montant à cheval ; enfin, je l’ai trouvée ce matin, en attachant mes souliers.

— Eh ! où l’avez-vous trouvée, madame ?

— Là ! » répondit-elle en riant, et elle toucha son front du bout du doigt avec un geste charmant, car