Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/294

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sous le lustre, une phalange de Romains volontaires dont la première loi était de ne jamais manquer une seule représentation. J’ai vu, pour ma part, soixante fois Othello. Pas de privilèges d’entrée ! On se battait à la porte s’il y avait foule ; les premiers venus gardaient la place des autres, on arrivait une heure avant le commencement, et cette heure d’attente, on l’employait à se préparer à la représentation. Les plus vieux, qui avaient vu Garcia, Pellegrini, la Pasta, les comparaient à nos trois grands artistes actuels, et nous marquaient les traits caractéristiques de leur talent ; un jeune magistrat, aujourd’hui conseiller à la cour de cassation, fort bon musicien, avait noté sur un calepin les plus beaux passages de virtuosité des grands artistes qu’il avait entendus, et nous les chantait à mi-voix. Nous formions, non seulement un auditoire, mais un jury ; le public acceptait nos jugements, suivait nos applaudissements, imitait nos silences ; les artistes mêmes comptaient avec nous. La première fois que j’ai vu Lablache, il me dit : « Ah ! monsieur, je vous connais bien ! Second rang du parterre, à la sixième place. Oh ! j’ai bien souvent chanté pour vous. » Je me rappelle qu’un soir une cantatrice nouvelle ayant hasardé un trait de fort mauvais goût, et un bravo étant parti du fond du parterre, un des soixante, nommé Tillos, grand jeune homme à la mine fière, se leva et se tournant vers l’endroit d’où était parti l’applaudissement, dit tout haut, avec un accent de dédain incomparable : « Est-ce qu’il y a ici un habitué de l’Opéra-Comique ? » Tout cela était, il faut en convenir, un peu fou, un