Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/313

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

lumière ; j’en saisissais du regard toute l’ordonnance, j’y marchais librement comme dans un domaine connu ; j’en parcourais d’un pied sûr tous les détours. Berlioz m’avait donné la clef du sanctuaire.

Je lui dus une autre grande joie musicale.

Un soir, il arrive chez moi : « Venez, me dit-il, je vais vous faire voir quelque chose que vous n’avez jamais vu, et quelqu’un que vous n’oublierez pas. » Nous montons au second étage d’un petit hôtel meublé, et je me trouve vis-à-vis d’un jeune homme pâle, triste, élégant, ayant un léger accent étranger, des yeux bruns d’une douceur limpide incomparable, des cheveux châtains, presque aussi longs que ceux de Berlioz et retombant aussi en gerbe sur son front.

« Mon cher Chopin, je vous présente mon ami Legouvé. » C’était Chopin, en effet, arrivé depuis quelques jours à Paris. Son premier aspect m’avait ému, sa musique me troubla comme quelque chose d’inconnu.

Je ne puis mieux définir Chopin, qu’en disant que c’était une trinité charmante. Il y avait entre sa personne, son jeu et ses ouvrages, un tel accord, qu’on ne peut pas plus les séparer, ce semble, que les divers traits d’un même visage. Le son si particulier qu’il tirait du piano ressemblait au regard qui partait de ses yeux ; la délicatesse un peu maladive de sa figure s’alliait à la poétique mélancolie de ses nocturnes ; et le soin et la recherche de sa toilette faisaient comprendre l’élégance toute mondaine de certaines parties de ses œuvres ; il me faisait l’effet d’un fils naturel de Weber