Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/314

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et d’une duchesse ; ce que j’appelais ses trois lui n’en formaient qu’un.

Son génie ne s’éveillait guère qu’à une heure du matin. Jusque-là, il n’était qu’un pianiste charmant. La nuit venue, il entrait dans le groupe des esprits aériens, des êtres ailés, de tout ce qui vole et brille au sein des demi-ténèbres d’une nuit d’été. Il lui fallait alors un auditoire très restreint et très choisi. La moindre figure un peu déplaisante suffisait pour le déconcerter. Je l’entends encore, un jour où son jeu me semblait un peu agacé, me dire tout bas en me désignant du regard une dame assise en face de lui : « C’est la plume de cette dame ! Si cette plume-là ne s’en va pas, je ne pourrai pas continuer ! » Une fois au piano, il jouait jusqu’à épuisement. Atteint d’une maladie qui ne pardonne pas, ses yeux se cerclaient de noir, ses regards s’animaient d’un éclat fébrile, ses lèvres s’empourpraient d’un rouge sanglant, son souffle devenait plus court ! Il sentait, nous sentions que quelque chose de sa vie s’écoulait avec les sons, et il ne voulait pas s’arrêter, et nous n’avions pas la force de l’arrêter ! la fièvre qui le brûlait nous envahissait tous ! Pourtant, il y avait un moyen certain de l’arracher au piano, c’était de lui demander la marche funèbre qu’il a composée après les désastres de la Pologne. Jamais il ne se refusait à la jouer ; mais à peine la dernière mesure achevée, il prenait son chapeau et partait. Ce morceau, qui était comme le chant d’agonie de sa patrie, lui faisait trop de mal ; il ne pouvait plus rien dire après l’avoir dit, car ce grand artiste était un grand patriote, et les