Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/340

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— Que me demandez-vous là ? J’aurais trop long à vous en dire.

— Tant mieux, ce n’est pas le temps qui nous manque, et fut-il jamais un lieu plus propre à une promenade péripatétique ?

— Eh bien, soit, j’y consens : d’abord, chez E. Sue, la vie du romancier ressemble à un roman, et les métamorphoses de son talent font penser à un acteur qui change de rôle à chaque acte dans une même pièce ; puis s’y mêle plus d’une curieuse question d’art ; enfin, un souvenir personnel qui m’est très cher, le nom d’un être que j’ai tendrement aimé, se rattachent à l’origine de notre amitié.

— Quelle fut donc cette origine ?

— Sue et moi, nous avons été très liés, mais nous n’aurions jamais dû l’être. Nos pères ne s’aimaient guère, vous le devinez sans peine, et tout nous tenait éloignés l’un de l’autre, tout, sauf cette petite et affectueuse créature, qui nous disait à tous deux : mon frère. Restée jusqu’à l’âge de neuf ans avec ma mère, et aimée comme une fille par mon père qu’elle adorait, elle fut brusquement, à la mort de ma mère, retirée de notre maison, et reléguée dans une petite institution du faubourg Saint-Antoine.

La vie cloîtrée de la pension succéda pour elle à la libre vie de famille. Elle ne voyait plus que de temps en temps ce petit frère qu’elle avait vu naître, qu’elle avait tant aimé, tant soigné, et qu’on lui amenait en cachette à la pension, trois ou quatre fois par an ; mais heureusement, chaque dimanche, elle en trouvait chez