Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/342

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donc tous deux, par une belle fin d’automne, transportés au milieu des âpres grandeurs de cette sauvage nature, et dans la douceur de cette chère hospitalité. La fièvre du travail nous saisit. Chaque soir, réunis avec notre sœur autour de la vieille cheminée, nous lui lisions, au bruit du vent de novembre dans les grands arbres, ce que nous avions fait dans la journée. Je la vois encore enfouie dans son fauteuil, déjà pâlie par la maladie, ses doux yeux bruns fixés sur nous, nous écoutant avec son âme autant qu’avec son intelligence, étonnée, satisfaite et un peu troublée de nous voir si différents, nous poussant chacun dans notre voie, et nous faisant sourire par l’infini de ses espérances sur nous ! Elle s’y livrait avec tant de confiance, que, sans y croire, nous en étions soutenus, réconfortés, et c’est ainsi qu’au souffle de ce tendre et noble cœur, naquit entre Eugène Sue et moi plus qu’une liaison, plus qu’une amitié, presque une fraternité.

— Comme j’ai été bien inspiré, reprit mon compagnon de promenade, de vous interroger sur lui ! Je le connaîtrai donc enfin ! Je vous avoue que peu de figures littéraires m’attirent et me troublent davantage. Tout en lui est singulier. Il a eu un moment de réputation immense, et qu’en reste-t-il ? Plus qu’un nom sans doute : plusieurs de ses romans ont encore d’assez nombreux lecteurs ; mais quoique beaucoup des personnages crées par lui, Rodin, M. Pipelet, Fleur-de-Marie, Rodolphe, le Maître d’école, vivent toujours dans l’imagination publique, les œuvres mêmes où ils figurent ont baissé dans l’opinion générale. Je me rappelle encore