Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/355

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et qu’il s’est créé, à force de patience et de labeur, un style à l’image de sa puissante pensée, tandis qu’Eugène Sue écrivait au courant de son heureuse veine, et que le style est aux créations de l’esprit ce que l’alcool est aux choses corporelles, il conserve. Enfin, dernière raison plus décisive que toutes les autres, Balzac, par ses défauts comme par ses qualités, s’est trouvé le chef de l’école qui est venue après lui. Il y a là un fait curieux. En général, les grands artistes oubliés sont des rois détrônés ; ils ne meurent pas de leur belle mort, ils sont tués par leurs successeurs. C’est naturel. Un artiste ou un groupe d’artistes ne règnent sur une époque que parce qu’ils représentent le goût de cette époque. Cette époque passe, le goût change, d’autres principes d’art se produisent, une génération nouvelle s’élève et arbore un autre drapeau. Qu’en résulte-t-il ? une bataille. Les derniers venus chassent les premiers. C’est ainsi que la littérature de la Restauration a tué la littérature de l’Empire, et que l’école du paysage naturaliste a détrôné le paysage historique. Mais quand, par une heureuse chance, un artiste de la veille a devancé le goût du lendemain, quand ses œuvres se trouvent d’accord avec les principes nouveaux, il y a pour sa gloire un renouvellement de bail. Les jeunes gens, loin de le renverser, l’acclament, s’arment de son autorité, l’adoptent pour leur chef et leur aïeul. Ainsi en advint-il à André Chénier, à Eugène Delacroix et à Balzac. Les nouveaux romanciers glorifient en lui leurs propres idées. Le triomphe de Balzac est le triomphe de l’observation sur l’imagination,