Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/356

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l’avènement du procédé scientifique dans les œuvres d’art, de la description à outrance, de l’analyse, non seulement psychologique, mais pathologique. Il ne s’agit plus seulement de peindre le fond de l’âme humaine, mais ses bas-fonds. La médecine appelle certaines maladies étranges et inconnues des cas ; eh bien ! ce que l’on recherche le plus aujourd’hui en littérature, ce sont les cas. Balzac est plein de ces investigations. Nous voilà bien loin de la définition de Molière : L’art dramatique est l’art de plaire. Plaire, amuser, intéresser, soit, disent les jeunes gens, si cela se rencontre. Mais là n’est pas le but. Le roman idéal aujourd’hui, c’est le roman documentaire.

Comprenez-vous maintenant le déclin de la réputation d’Eugène Sue, qui n’a jamais pensé qu’à inventer, à émouvoir, à égayer et à qui, il faut bien le dire, car nous devons avant tout être justes, à qui il manque cette force d’analyse et cette solidité de style qui sont aujourd’hui un besoin de notre imagination et un des plus riches mérites de l’école nouvelle. Je résume ma pensée en un mot : Balzac est un écrivain de génie, Eugène Sue n’est qu’un amateur de génie, un gentilhomme de lettres. Gentilhomme est bien le mot, car il a porté, dans l’exercice de la profession littéraire, non seulement toute l’honnêteté, mais toute la délicatesse, tout l’honneur du gentilhomme. Il poussait jusqu’au scrupule la fidélité à ses engagements d’écrivain ; il a gagné beaucoup d’argent avec sa plume, mais il n’en a jamais fait métier et marchandise. Il n’a jamais eu un procès avec un éditeur, et son désintéressement