Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/359

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yeux (elle était menacée de cécité), que de ne pouvoir plus lire sur la figure de Chateaubriand ce qui lui agrée. » Voilà, dira-t-on, une parole bien touchante pour une Célimène. C’est que cette Célimène avait du cœur ! C’est que cette Célimène a poussé l’amitié jusqu’à l’héroïsme. En voulez-vous la preuve ? Déjà vieille, elle subit l’opération de la cataracte. Le chirurgien lui défendit, de la façon la plus absolue, le mouvement et la lumière ; mais au même moment elle apprit que son vieil ami Ballanche était tombé malade d’une fluxion de poitrine, que ses jours étaient en danger, qu’il témoignait le désir de lui serrer la main avant de mourir ! Aussitôt elle s’habille, descend, traverse la rue et va le voir, au risque de perdre la vue et peut-être la vie. Êtes-vous convaincu ? Oui. Revenons à Chateaubriand. Il arrivait tous les jours à trois heures chez Mme Récamier et y prenait le thé avec deux ou trois amis intimes. A quatre heures, le salon s’ouvrait pour les visiteurs, et la conversation commençait, variée, amusante, sans l’ombre de pédantisme et avec une liberté absolue d’opinion. C’est là que j’eus une jour l’honneur, non pas de faire parler, mais de faire pleurer M. de Chateaubriand. J. Reynaud venait de publier dans le Magasin pittoresque un article admirable sur l’Échelle de la vie. Une ancienne gravure, que peut-être vous connaissez, figure cette échelle sous forme de cinq échelons montants et de cinq échelons descendants, réunis par une petite plate-forme transversale. Sur le premier degré montant, le nouveau-né ; sur les degrés suivants, l’enfant, l’adolescent, le jeune homme ; puis, sur la plate-forme,