Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/360

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l’homme fait. Alors commence l’échelle descendante, et s’échelonnent, sur les degrés, les tristes représentants de nos décadences successives, jusqu’à la décrépitude et à la tombe. Cette figuration de la vie humaine indignait Reynaud : « C’est une calomnie contre notre race, s’écriait-il dans cet article, c’est traiter l’homme comme s’il n’était qu’un corps ! Comment ose-t-on planter dans la terre, dans la boue, le degré qui confine au ciel ? Quoi ! c’est au moment où l’homme est le plus près de Dieu que vous placez sa décadence ! Il n’y a que les vies mal conduites qui finissent ainsi. Vous êtes dupe de la ruine de la chair qui n’est qu’une apparence. Ce que vous appelez la vieillesse est le commencement de la jeunesse éternelle. Brisez donc cette échelle menteuse et prenez pour modèle l’échelle de Jacob qui part de terre et monte jusqu’au ciel ! » Tout plein de la lecture de cet article où vibre si puissamment l’âme de Reynaud, je le racontais à un ami dans le salon de Mme Récamier, quand je la vis s’approcher et elle me dit tout bas :

« Je vous en supplie, venez répéter cela à M. de Chateaubriand.

— Très volontiers », et m’approchant de son fauteuil, je reproduisis de mon mieux les éloquentes paroles de Reynaud. A mesure que je parlais je voyais l’émotion se peindre sur la figure de M. de Chateaubriand ; il me regardait fixement sans rien dire, et quand j’arrivai à la réhabilitation de la vieillesse, il me prit la main et je vis deux grosses larmes rouler le long de ses joues.

« Merci, me dit tout bas Mme Récamier. »