Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/367

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l’expression de la littérature. Eugène Sue a eu une très fâcheuse influence sur le petit monde qui l’admirait. Mieux que personne peut-être, il a peint les faussetés, les élégances, les frivolités, les grâces, les corruptions de la société ; mais il en a oublié les vertus. Dans le tableau de l’aristocratie, il a oublié l’aristocratie de cœur. Elle existe pourtant, je dirai, et ce qui fait le charme, la grandeur, la vérité des romans de Jules Sandeau, c’est précisément ce beau reflet de la noblesse qu’il répand sur le front de ses jeunes filles aristocratiques dont Mlle de la Seiglière est comme la sœur aînée.

Rien de pareil chez Eugène Sue. Il n’a jamais su peindre une honnête femme. Dès qu’il la fait honnête, il la fait ennuyeuse. Vous rappelez-vous cette insupportable Mathilde, si justement éclipsée par la perverse Ursule ? Je lui disais en riant qu’il n’avait pas le doigté de la vertu. Comment sa plume l’aurait-elle eu, son cœur ne l’avait pas. Je lui ai connu des amours qui allaient jusqu’à la passion. Je l’ai vu pleurer, sangloter à propos d’un abandon, d’une trahison de femme, toujours pour des Ursule. Il lui fallait dans l’amour un ferment de vice. Mais, en même temps, chose bien étrange, l’idéal est un tel besoin pour les hommes d’imagination, qu’à peine épris d’une de ces créatures si peu poétiques, il poétisait. J’ai lu des lettres de lui à l’une d’elles ; il n’y est question que de sa grande âme ! Étant jeune, il avait une maîtresse, célèbre dans le monde de Paris par ses aventures, et si violente d’humeur qu’un jour, en rentrant chez lui, il voit tomber à ses pieds dans la cour, une petite table qu’il