Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/378

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une œuvre de méditation, où chaque partie, chaque détail était concerté d’avance, en vue de la conception général et du but final.

— Rien de plus exact pour les œuvres dramatiques, car ce sont avant tout des œuvres d’ensemble. Une des premières scènes que doit trouver l’auteur dramatique, c’est la dernière, c’est-à-dire le dénouement, vers lequel tendent toutes les actions et presque toutes les paroles des personnages. Il n’en est pas de même du roman. On lui permet le détour, la digression, l’épisode. On pardonne au romancier de s’amuser en route, s’il nous amuse aussi. Je pourrais vous citer tel maître du genre, qui a commencé souvent comme Eugène Sue, sans savoir où il allait. Quant à lui, il était absolument incapable d’écrire un plan, un scénario. S’il n’a jamais composé seul une pièce de théâtre, c’est précisément parce qu’il fallait la composer. La combinaison tuait chez lui l’inspiration. C’était l’incertitude, l’embarras, qui l’excitaient, l’aiguillonnaient et le rendaient créateur. Croiriez-vous que, dans ses grands romans, il lui est arrivé de placer ses personnages dans un position inextricable à la fin d’un feuilleton, d’un feuilleton qui devait paraître le lendemain, sans savoir ce qu’il mettrait dans le feuilleton du surlendemain. Alors arrivait chez moi un bout de lettre écrite en caractères hiéroglyphiques : « Mon bon Ernest, je suis dans le pétrin ! Lisez ce feuilleton ; du diable si je sais comment je tirerai mes personnages de là ! Je serai chez vous à six heures, nous dînerons et nous chercherons après dîner. » « Mais, misérable, lui