Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/41

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heureux. La lecture finie : « Mon cher enfant, me dit-il, je suis ici tous les dimanches matin. Venez me voir tant que vous voudrez. Apportez-moi ce que vous aurez fait, ou ne m’apportez rien, comme il vous plaira. Si vous arrivez les mains pleines, nous lirons vos vers ensemble, et quelquefois aussi les miens. Vous vous vengerez de mes critiques en me les rendant, ajouta-t-il en riant. C’est dit : au revoir ! »

Je sortis touché, éclairé, le cœur aussi pris que l’imagination. L’autographe de Casimir Delavigne courut dans tout le lycée, le récit de ma visite devint le sujet de toutes nos conversations ; mes camarades furent émus comme moi de tant de sincérité unie à tant d’affectueuse sollicitude.

Quelques semaines après, je lui apportai une grande ode ayant pour titre : le Génie, et en-tête : A Casimir Delavigne.

A peine le papier ouvert : « Oh ! oh ! me dit-il, voilà une grosse faute au début. ― Laquelle donc ? ― La dédicace. Mon cher enfant, je ne doute pas de votre sincérité ; c’est avec une pleine bonne foi que vous avez écrit, à côté l’un de l’autre, le mot génie et mon nom ; mais cela prouve, ajouta-t-il gaiement, que vous ne vous y connaissez pas encore. Songez donc ! Le génie ! Le nom que l’on applique à Corneille, à Racine, à Sophocle, à Shakespeare ! Vous êtes un imprudent d’avoir écrit cette ligne-là, vous allez me rendre très sévère pour votre ode. Lisez-la moi. » ― Pendant toute la lecture, il ne donna aucun signe ni d’approbation ni de blâme. La lecture finie, il garda un moment le silence,