Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/42

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puis me dit : « Voilà qui est grave ! Votre ode ne vaut absolument rien. Si l’exécution seule était défectueuse, je n’y ferais pas attention. Les défaillances de plume sont affaire de jeunesse. Mais, ce qui m’inquiète, c’est la faiblesse de la pensée même. J’augurais mieux de vos premiers vers. Voulez-vous m’en croire ? Vous êtes dans un moment de crise. Il faut prendre un parti héroïque. Restez un an sans faire un vers. Laissez là la forme. Vous la retrouverez toujours. Travaillez le fond ! Forgez votre esprit ! Instruisez-vous ! Voyagez dans les chefs-d’œuvre des autres pays ! Vous savez Corneille, Racine et Molière presque par cœur ? C’est bien, mais ce n’est pas assez. Joignez-y Sophocle et Shakespeare. Attaquez-les dans le texte, si vous pouvez. N’oubliez pas nos grands prosateurs. La prose est la nourrice de la poésie. Enfin, cherchez-vous vous-même en étudiant les autres. Dans un an, nous verrons. »

Bien des années se sont écoulées depuis cette conversation, et plus j’ai vieilli, plus j’en ai senti la profondeur et la justesse. Ce mot : Cherchez-vous vous-même en étudiant les autres, ressemble à un paradoxe, et c’est toute une poétique. Autrefois, on disait volontiers, et l’on avait peut-être raison de dire : Pour rester soi, il faut s’enfermer en soi. Mais aujourd’hui, où l’on ne peut s’enfermer en soi, aujourd’hui où tout vous dispute à vous-même, où les idées ambiantes vous entrent dans le cœur et dans le tête par tous les pores, où les cours, les journaux, les revues, les livres, les expositions, les conversations, les voyages, établissent en dedans de nous un grand courant perpétuel des opinions les plus contradictoires,