Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/43

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la personnalité ne peut plus être la naïveté. Pour se trouver, il faut se retrouver. Pour se reconnaître, il faut se comparer. La seule manière de n’imiter personne, c’est d’étudier tout le monde. Le commerce assidu avec les maîtres divers, substitue l’enthousiasme réfléchi aux engouements aveugles, et vous apprend par la sympathie ou la répulsion, à quoi vous êtes propre et ce que vous pouvez devenir. Dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es. Le génie n’a peut-être que faire de ces règles, mais le talent ne peut pas s’en passer.

Un autre mérite de ces sages paroles, c’est leur sévère franchise. Que nous voilà loin de ces illustres, qui distribuent des brevets de poète au premier petit rhétoricien qui les flatte, et sèment des admirations pour récolter des admirateurs ! C’est un rôle très difficile que celui de poète consultant. La sincérité y court de grands risques. Lamartine s’en tirait à force d’hyberbole. Il vous faisait de tels éloges qu’il était impossible de le croire. Béranger était sincère. Je l’ai vu pourtant un jour, bien spirituellement moqueur, avec un ennuyeux qui l’assommait sans cesse de ses confidences poétiques. A peine le manuscrit entre ses mains, Béranger, avant de l’avoir lu, dit à l’auteur : « C’est charmant ! ― Mais, monsieur Béranger, vous ne l’avez pas lu ! ― Je n’ai pas lu celui-là, mais j’ai lu les autres. Et je vous connais ! Je suis sûr que celui-là est tout pareil. ― Faites-moi cependant l’honneur de le lire, et je reviendrai savoir votre avis dans huit jours. ― C’est inutile ! je vous dirais dans huit jours ce que je