Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/436

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les souvenirs de Goubaux et les miens, je dirai de Frédérick, que c’était un artiste essentiellement terrestre. Ce qu’il cherchait, lui, presque uniquement, c’était l’accent, la vérité, la force, la passion. Ajoutez qu’il avait parfois des défauts insupportables, il psalmodiait, il larmoyait, il déclamait ; il était presque ridicule dans la sentimentalité ; mais tout cela était racheté par une qualité immense, que je n’ai vue chez aucun acteur à un degré égal, la puissance. Personne n’a jamais rempli la scène comme lui. Quelle audace de gestes, de poses ! Quelles explosions de colère, d’indignation ! Quel art de transformation ! On a souvent remarqué qu’il jouait avec une supériorité égale, Ruy Blas et don César de Bazan. Mais, chose frappante, sa figure offrait la même antithèse que son talent. Le grandiose et le cynique s’y heurtaient. Des yeux admirables, un front plein de lumière, mais un nez absolument invraisemblable. Un nez débutant en nez grec et finissant en nez en trompette. Une bouche mobile, contractile, également propre à exprimer le dédain et la colère ; puis deux coins de lèvre inférieure, ayant des dépressions vulgaires, triviales, canailles. Talma, hors du théâtre, était la bonhomie et la simplicité même : Frédérick posait toujours, jouait toujours ; tantôt capitan, tantôt bohême ; toutes les attitudes et les habitudes d’un cabotin. Quand il venait à la pension de Goubaux pour voir ses fils, son arrivée faisait toujours événement. Le chapeau rejeté sur le derrière de la tête, il entrait en frappant sur les marches du perron avec sa canne, interpellant tout haut les domestiques et leur disant sans souci de gravité