Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/484

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Trois qualités éminentes caractérisaient le jeu de Mlle Mars. D’abord, la plus rare de toutes, le talent de composition. Rien d’aussi difficile pour l’acteur comme pour l’auteur, que de créer un personnage qui se tienne, c’est-à-dire dont toutes les parties, même les plus diverses, s’accordent si bien ensemble, qu’on se sente, en le voyant et en l’écoutant, en face d’un être réel. Mlle Mars excellait dans cet art profond, de faire sortir l’harmonie d’un rôle, de ses contrastes mêmes.

Sa seconde qualité était une merveilleuse sûreté d’exécution. Elle m’en a donné un jour une preuve saisissante. On devait répéter l’acte le plus dramatique de la pièce. Elle arrive fatiguée, énervée, la voix éteinte. Eh bien, elle répéta tout avec cette voix éteinte, sans retrancher un mot, sans manquer un effet, se contentant, pour tout changement, de dire bas ce qu’ordinairement elle disait haut ; suppléant au son par l’accent et à l’organe vocal par l’articulation. J’étais émerveillé. Il me semblait voir un de ces dessins de Raphaël, de Léonard, où sans pinceau, sans couleur, sans aucun des jeux de la lumière, le maître rend l’expression, la forme, l’idée, rien qu’avec une pointe de crayon.

Enfin, sa troisième qualité était une qualité fort oubliée, fort dédaignée aujourd’hui : le goût.

Le goût peut se définir, je crois, la mesure dans la force, dans la passion, dans la grâce. De très grands artistes n’ont pas de goût. Shakespeare n’a pas de goût. Rubens n’a pas de goût, et j’en remercie le ciel, car le goût retranche, atténue, tempère ; et ce que ces puissants génies avaient d’excessif, fait partie de ce qu’ils