Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/518

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musiciens de l’orchestre. Qui était-ce ? C’était en effet une sorte de moine du quatorzième siècle, égaré dans le Paris du dix-neuvième et à l’Opéra ; c’était Urhan, à qui son père et sa mère avaient donné, comme par prévision, le prénom de Chrétien.

Chrétien Urhan avait deux cultes. La foi et la musique se partageaient son âme et sa vie. Il suivait tous les offices, s’astreignait à toutes les pratiques, jeûnait tous les jours jusqu’à six heures, ne mangeait jamais gras, dînait d’une tasse de lait et d’un peu de poisson, au Café anglais, et était premier violon à l’Opéra. Comment s’était-il décidé à s’asseoir à ce pupitre ? Ce ne fut pas sans de grands troubles de conscience. Son mysticisme lui faisait un crime de concourir à l’interprétation d’œuvres frappées d’anathème par l’Église, d’être partie active dans cet ensemble de tentations et de séductions ; mais d’un autre côté, il croyait en Glück, en Mozart et en Rossini presque autant qu’en Dieu, et il adorait non seulement la musique religieuse, mais la musique dramatique. Cesser d’entendre, cesser de jouer Orphée, la Vestale, Guillaume Tell, les Huguenots… l’aurait mis au désespoir. Comment faire ? Il s’en tira par un permis et un compromis. Le permis lui fut accordé par l’Archevêque de Paris, qui ne put s’empêcher de sourire quand Urhan vint lui demander l’autorisation de jouer du violon à l’Opéra. Le compromis fut une affaire entre sa conscience et lui. Il se promit, et il se tint parole, de jouer en tournant le dos à la scène. C’était toujours ses yeux de sauvés. Il ne se permettait jamais de regarder ni un artiste, ni un décor, ni un costume ; la chose