Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/566

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et une table excellente. Un seul détail le gênait : c’était l’indiscrétion de son ami. Si, par hasard le rôt était trop brûlé ou les légumes trop salés : « C’est détestable, s’écriait l’ami, emportez-moi ce plat-là. » Scribe, confus, comme le sont toutes les bonnes gens quand ils se trouvent témoins des sottises des autres, il leur semble toujours que ce sont eux qui les font, Scribe baissait le nez sur son assiette, envoyait sous la table des coups de pied à son ami, pour le forcer à se taire, et, le dîner fini, lui adressait les plus vifs reproches. « On ne parle pas ainsi à des hôtes. ― Laisse faire. Ils sont enchantés. ― Tu ne te conduirais pas autrement dans une auberge. «  C’est qu’en effet ils étaient dans une auberge, ou du moins dans une pension bourgeoise, une pension où l’ami payait pour Scribe ; l’ami logeait, chauffait, nourrissait Scribe pour le contraindre à travailler, pour forcer le génie à éclore. Vit-on jamais un plus bel exemple de l’admiration pour le talent ? Seulement, pour l’exactitude du récit, il faut ajouter que ce n’était pas par pur amour de l’art. Car, pour peu qu’il eût trouvé le titre de la pièce ou indiqué le point de départ, ou inspiré un couplet, l’admirateur se transformait en collaborateur, en prenait le titre, en touchait les droits et en partageait la gloire. Il avait un culte pour Scribe, mais Scribe payait les frais du culte.

Ces curieux détails m’ont été contés par Scribe, à Séricourt, pendant que nous travaillions à Adrienne Lecouvreur, et il ajoutait en riant : « Il y a telle pièce de moi où ce diable d’homme a mis son nom sans y avoir écrit un mot… Mais n’importe, il avait raison.