Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/58

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Cette signature était celle de Mlle Lemercier. Je courus chez ces dames, que j’avais perdues de vue depuis bien longtemps. Quel changement ! La fille, quand je les avais quittées, avait dix-huit ans, un grand talent de musicienne, une rare distinction d’esprit. La mère, malgré ses quarante ans, me charmait par son élégance, sa bonté, sa finesse ; c’était une véritable lady. Leur vie semblait une vie de grande aisance, et, le prestige de M. Lemercier se répandant sur elles, elles étaient restées dans ma mémoire enveloppées d’une sorte d’auréole poétique. J’arrive rue de Grenelle, n° 12 ; on me fait monter par un petit escalier assez sombre ; j’entre dans un petit salon fort modeste, et je vois, au coin de la cheminée, le bras soutenu par un mouchoir, la figure pâle et émaciée, une vieille dame en cheveux blancs, qui m’accueille avec un aimable sourire, en me faisant signe qu’elle ne pouvait pas se lever. C’était Mme Lemercier ; elle avait le bras et les deux jambes paralysés. Troublé par cette vue inattendue et douloureuse, je balbutiais à peine quelques vagues paroles, quand la porte latérale du salon s’ouvrit, et que je vis entrer une autre femme beaucoup plus jeune et pourtant presque aussi vieille, marchant appuyée sur deux béquilles, et vêtue, elle aussi, plus que simplement… C’était Mlle Lemercier. Elle était paralysée comme sa mère ! Rien ne peut exprimer mon émotion. C’était toute ma jeunesse qui se levait devant moi, sous la forme de deux spectres ! Voila donc ce que trente années avaient fait de ces compagnes de mes vingt-deux ans ! J’avais presque