Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/594

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

un grand exemple, quand vous lisez Shakespeare, vous sentez courir autour de ses personnages un si grand souffle de vie générale, ils portent une empreinte si caractéristique, qu’ils vous apparaissent non seulement tels qu’ils sont dans les circonstances présentes, mais tels qu’ils seraient dans toutes les circonstances possibles. Ce ne sont pas seulement des rôles ; ce sont des hommes, des hommes complets.

Rien de pareil chez Scribe. Il a rarement le sentiment de ces fortes individualités qu’on appelle des caractères, et, sauf dans Bertrand et Raton, Rantzau et Burgstraf, sauf une admirable et dernière scène dans l’Ambitieux, on peut dire que ses comédies offrent moins la peinture que la mise en scène du cœur humain.

Son style donne lieu à la même remarque. La langue de la comédie doit être à la fois une langue parlée et une langue écrite. Lisez l’Avare, le Festin de Pierre, Georges Dandin : sans doute, c’est bien toujours don Juan et Harpagon qui parlent, mais vous y sentez toujours aussi Molière qui les fait parler. Scribe ne possède que la moitié de ses dons. Son style a toutes les qualités de la conversation, le mouvement, la vivacité, le naturel, l’esprit ; mais on y regrette trop souvent cette richesse de coloris et cette fermeté de dessin qui constituent seules le grand écrivain. Il a un autre tort. Tout poète comique, mettant en scène les personnages de son époque, est forcé de leur prêter le langage de son époque ; mais, hélas ! il y a bien du jargon, par conséquent bien des éléments éphémères dans ce langage. Chose singulière, c’est le sentiment le plus éternel qui